à St Pétersbourg ce 19/30 mars 1762
Monsieur,
Je vous parais bien coupable sans doute, d'avoir tardé si longtemps à vous donner de mes nouvelles, mais ne me condamnez point sans m'entendre.
L'empereur m'ayant confié la direction du noble corps des cadets, dont il a été chef jusqu'ici, je me suis occupé sans relâche des arrangements qui peuvent avoir rapport à un poste dont mon auguste prédécesseur a rempli les fonctions avec la plus scrupuleuse exactitude. Il m'a fallu rassembler toutes les facultés de mon âme abattue, pour remplir les devoirs d'un emploi au dessus de mon ambition et de mes forces et pour entrer dans des détails qui ne sont guère analogues à la philosophie dont je voudrais faire mon unique étude. Pardonnez donc monsieur à l'embarras dans lequel je me suis trouvé, de ne vous point avoir envoyé encore les remarques sur la condamnation du czarewitz. Cependant, je m'avoue coupable, mon premier soin aurait dû être de vous tirer d'incertitude, et de hâter la fin de votre glorieux et pénible travail. A présent que mon esprit est plus calme je vais mettre la main à l'œuvre, et dans quelques jours j'aurais l'honneur de vous communiquer mes observations dont vous ne ferez usage qu'autant que vous jugerez à propos. Cependant, j'ai assez de confiance en vos bontés pour oser vous réitérer les prières que je vous ai déjà faites, de suspendre la seconde édition du premier volume, jusqu'à ce que vous l'ayez rédigé dans les endroits qui pourraient donner prise sur nous. Nos envieux et nos ennemis communs se déchainent plus que jamais contre nous, ma situation me force à les ménager, et vous m'aimez trop pour vouloir me compromettre. Je croirais manquer aux devoirs de l'amitié si je ne vous parlais à cœur ouvert, et je me fais un mérite de cette franchise. Peut-être serais je assez heureux pour être bientôt connu plus particulièrement d'un homme dont le nom seul fait l'éloge et qui a toujours été pour moi un objet de vénération. Une santé altérée, le dégoût pour tout ce qui fait le charme des esprits mondains, le désir de vous voir et de profiter de vos lumières, m'engageront à solliciter auprès de s. m. impériale la permission de voyager, et de chercher loin du faste des cours, cette heureuse tranquillité de l'âme, que je n'ai goûté jusqu'ici qu'en idée; je sais que c'est au château de Fernay qu'elle a établi son séjour, c'est là que je l'irai trouver, et c'est là que je pourrai enfin vous assurer du tendre attachement avec lequel je serai toute ma vie, monsieur.