1761-11-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Antoinette Françoise de Champbonin.

Gros chat, je vous ai toujours répondu; & si vous vous plaignez, ce doit être de mon mauvais style, & non de mon oubli.
Il faut que je vous aie écrit dans le goût de la Beaumelle ou de quelque auteur de cette espèce, pour que vous soyez mécontente de moi. J'aimerai toujours gros chat. On croirait, à votre lettre, que madame la marquise de*** est rentrée dans sa terre au nom de ses enfants, & que le comte de*** en est chassé. Elle est donc de ces meunières qui ont vendu leur son plus cher que leur farine? Mon cher gros chat, je ne me console point de notre séparation & de notre éloignement. Je vous amuserais si vous étiez ma voisine. J'ai un des jolis théâtres qui soient en France. Nous y jouons quelquefois des pièces nouvelles. Il nous vient de temps en temps très bonne compagnie de Paris; & dans mon château bâti à l'italienne, dans ma terre libre, vivant plus libre que personne, je me moque à mon aise de frère N. & de toutes les sottises de ce monde. Je ne me tiens pas tout à fait heureux, parce que je ne partage pas mon bonheur avec vous. Je ne peux que vous exhorter à tirer de la vie le meilleur parti que vous pourrez. Je voudrais pouvoir vous envoyer des livres. On ne sait comment faire. La poste ne veut pas s'en charger. Les formalités sont le poison de la société. Il faut passer par cent mains avant d'arriver à sa destination; & puis on n'y arrive point. Il semble que d'une province à une autre on soit en pays ennemi. Cela serre le cœur. Voyez vous quelquefois m. le marquis du Chastelet? Monsieur son fils m'a écrit de Vienne. Il s'est donné de bonne heure une très grande considération; cela doit prolonger les jours de m. son père. Si vous le voyez, ne m'oubliez pas auprès de lui. Adieu mon cher gros chat. Mes compliments à vos compagnes dont vous faites le bonheur, & qui contribuent au vôtre. Je vous embrasse tendrement.