1761-10-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Girolamo Gastaldi.

Mons.

Si vous vous amusez à faire des tragédies je vous demande la préférence pour être le traducteur.
Votre style est si naturel, si facile, qu'on croira quelque jour, que c'est vous, qui avez inventé Alzire, et que c'est moi, qui ai eu l'honneur de vous traduire. Vous parlez du théâtre en maître, et vous pensez comme vous écrivez. Si j'ai été charmé par votre traduction monsieur, j'ai été instruit par votre lettre: il y a bien peu de bonnes tragédies dans le monde à commencer par les Grecs: nous en avons nous autres Français environ quatre mille parmi lesquelles on n'en trouvera pas douze dignes de passer à la postérité. C'est peut-être de tous les beaux arts le plus difficile: Je vois bien à peu près ce qui nous manque, et je vois très clairement mes défauts: mais il y a l'infini entre juger et faire. La nature a donné à notre espèce une sagacité prodigieuse pour discerner le mauvais et une malheureuse impuissance de faire le bien: mais après tout monsieur il faut que le chemin soit escarpé et que le petit nombre des élus soit un point de foi dans les arts, comme ailleurs. Il n'y a pas un seul élu en Angleterre, pas un en Espagne, et vous n'avez en Italie, comme vous le dites monsieur, que la Mérope de Maffei.

Je conçois que les castrati, et les maestri di cappella ont fait un peu de tort à l'art de Sophocle; mais je suis persuadé, qu'à la fin les Italiens nos maîtres reviendront au bon goût, dont ils nous ont donné les premières leçons.

Il y a quelques jeunes gens, qui s'élèvent, et tout n'est pas livré à l'opera alla moda. Vous me demandez monsieur pourquoi je ne vais pas en Italie, dont je suis si voisin. Je vous répondrai ingénuement, que je n'aime point à demander permission de penser, et de lire à un Jacobin: qu'on rende à l'Italie la liberté, avec laquelle Lucrece et Ciceron écrivaient, je pars dans le moment tout vieux, et tout malade, que je suis.

Je me suis fait une petite destinée assez agréable dans une terre libre, que je possède: j'y bâtis une église pour dieu, et un théâtre pour moi: j'y achève en paix ma vie loin des orages de ce monde; et une de mes plus grandes satisfactions monsieur est d'y recevoir des lettres telles, que les vôtres.

Il est triste d'être borné à n'avoir l'honneur de vous connaître que par lettres. C'est dommage, que les gens, qui pensent soient dispersés, tandis que les sots sont rassemblés en foule. Un grand préservatif contre les sots, dont la terre abonde, c'est votre société, c'est celle, que vous trouvez à Turin, et surtout celle de mr le marquis, et de madame de Chauvelin. Vous trouvez dans eux non seulement l'esprit, mais encore de grands talents. Je vous porte envie, et j'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments, que vous inspirez

Monsieur

Votre très humble, et très obéissant serviteur

Voltaire