au château de Ferney près Geneve le 18 8bre 1761
J'ai parlé aux frères Cramer, monsieur, plus d'une fois, en conformité de ce que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire.
Ils me paraissent surchargés d'entreprises, et je m'aperçois depuis longtemps que rien n'est si rare que de faire ce que l'on veut. Je suis très fâché que votre Bayle ne soit pas encore imprimé: on craint peut-être que ce livre, autrefois si recherché, ne le soit moins aujourd'hui. Ce qui paraissait hardi ne l'est plus. On avait crié par exemple contre l'article David, et cet article est infiniment modéré en comparaison de ce qu'on vient d'écrire en Angleterre. Un ministre a prétendu prouver qu'il n'y a pas une seule action de David qui ne soit d'un scélérat digne du dernier supplice, qu'il n'a point fait les psaumes, et que d'ailleurs ces odes hébraïques qui ne respirent que le sang et le carnage, ne devraient faire naître que des sentiments d'horreur dans ceux qui croient y trouver de l'édification.
M. l'évêque Warburton nous a donné un livre dans lequel il démontre que jamais les Juifs ne connurent l'immortalité de l'âme et les peines et les récompenses après la mort, jusqu'au temps de leur esclavage dans la Chaldée. M. Hume a été encore plus loin que Bayle et Warburton; le dictionnaire encyclopédique ne prend pas, à la vérité, de telles hardiesses, mais il traite toutes les matières que Bayle a traitées. J'ai peur que toutes ces raisons n'aient retenu nos libraires. Il en est de cette profession comme de celle de marchande de modes: le goût change pour les livres comme pour les coiffures.
Au reste soyez persuadé qu'il n'y a rien que je ne fasse pour vous témoigner mon estime et l'envie extrême que j'ai de vous servir.