1772-12-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Jean de Beauvoir, marquis de Chastellux.

Monsieur,

La première fois que je lus la félicité publique, je fus frappé d'une lumière qui éclairait mes yeux, et qui devait brûler ceux des sots et des fanatiques; mais je ne savais d'où venait cette lumière.
J'ai sçu depuis que je l'aurais aisément reconnue si j'avais jamais eu l'honneur de converser avec vous, car on dit que vous parlez comme vous écrivez; mais je n'ai pas eu la félicité particulière de faire ma cour à l'illustre acteur de la félicité publique.

Je chargeai de notes mon exemplaire; et c'est ce que je ne fais que quand le Livre me charme et m'instruit. Je pris même la liberté de n'être pas quelquefois de l'avis de l'auteur. Par exemple, je disputais contre vous sur un demi savant très méchant homme, nommé Du Temps, réfugié à présent en Angleterre, qui imprima il y a cinq ans un sot Libelle atroce contre tous les philosophes intitulé Le Tocsin. Ce polisson prétend que les anciens avaient connu l'usage de la boussole, la gravitation, la route des comètes, l'aberration des étoiles, la machine pneumatique, la chimie etca.

Je disputais encor sur ce mot Jehova, que je croiais phénicien, et je ne regardais le patois hébraïque que comme un informe composé de siriaque, d'arabe, de caldéen.

Mais en écrivant mes doutes sur ces misères, avec quel transport je remarquais tout ce qui peut élever l'âme, l'instruire et la rendre meilleure!

Comme je mettais bravo! à la page 5e du 1er volume à ces règnes cruellement héroïques etca! et à salus gubernantium, et aux réflexions sur la cloaca magna, et sur mille traits d'une finesse de raison supérieure qui me fesait un plaisir extrême!

Je recherchais s'il n'y a en effet qu'un million d'esclaves chrétiens. Vous entendez les serfs de glèbe, et j'en trouvais plus de trois millions en Pologne, plus de dix en Russie, plus de six en Allemagne et en Hongrie. J'en trouvais encor en France, pour lesquels je plaide actuellement contre des moines seigneurs. J'observais que Jesu christ n'a jamais songé à parler d'adoucir l'esclavage, et cependant combien de ses compatriotes étaient en servitude de son tems! Je me souvenais qu'au commencement du siècle le ministère comptait dans la généralité de Paris dix mille têtes de prêtraille, habitués, moines et nonnes. Il n'y a que dix mille priests en Angleterre.

Je mettais Made De Vintimille à la place du Cardinal de Fleuri, page 162. Vous savez que ce pauvre homme fit tout malgré lui.

Enfin, vôtre ouvrage d'un bout à l'autre me fait toujours penser. Tout ce que vous dites sur le christianisme est d'une sage hardiesse. Vous en usez avec les théologiens comme avec des fripons qu'un juge condamne sans leur dire des injures.

Quelle réflexion que celle cy! ce n'est qu'à des peuples brutes qu'on peut donner telles loix qu'on veut.

Que vous jugez bien François 1er ! J'aurais voulu que vous eussiez dit un mot de certains barbares, dont les uns assassinèrent Anne Dubourg, la maréchale d'Ancre, et les autres le chevalier de la Barre etca, etca, etca, etca en cérémonie.

Population, guerre, chapitres excellents.

Je vous remercie de tout ce que vous avez dit; je vous remercie de l'honneur que vous faittes aux Lettres et à la raison humaine. Je suis pénétré de celui que vous me faittes en daignant m'envoier vôtre ouvrage. Je suis bien vieux et bien malade, mais de telles lectures me rajeunissent.

Conservez moi, Monsieur, vos bontés dont je sens tout le prix. Que n'êtes vous quelquefois emploié dans mon voisinage! Je me flatterais avant de mourir du bonheur de vous voir. Certes il se forme une grande révolution dans l'esprit humain. Vous mettez de belles colonnes à cet édifice nécessaire.

J'ai l'honneur d'être avec respect, avec reconnaissance, avec entousiasme

Monsieur

Vôtre très humble et très obéissant serviteur

Le vieux malade de Ferney