à Bruxelles ce 21 aoust 1740
J'ai reçu monsieur l'ambulante bibliotèque orientale que vous avez eu la bonté de m'adresser.
Monsieur des Mollars sauroit encor plus d'hébreu et de caldéen, qu'il ne me feroit jamais autant de plaisir que m'en ont fait les assurances que vous m'avez donnée en français de la continuation de vos bontez. Soyez très sûr que j'employeray mon petit crédit à faire connaitre un homme que vous favorisez, et qui m'en parait très digne. Il est aimable comme s'il ne savoit pas un mot de siriaque. Je me suis bien douté que c'étoit un homme de mérite dès qu'il m'a dit être porteur d'une lettre de vous. Il a redoublé le plaisir que j'ay d'obéir à vos ordres, en le reçevant de mon mieux; en vérité vous êtes un homme charmant, vous protégez tous les arts, vous encouragez toute espèce de mérite. Il semble que vous soyez né à Berlin. Du moins il me semble qu'on ne suit guères votre exemple à la cour de France. Je vous avertis que tant qu'on n'employera son argent qu'à bâtir ce monument de mauvais goust qu'on nomme st Sulpice, tant qu'il n'y aura pas de belles salles de spectacles, des places, des marchez publics magnifiques à Paris, je diray que nous tenons encor à la barbarie.
La campagne en France est abîmée et les villes peu embellies, c'est à vous à représenter à qui il apartient, ce que les français peuvent faire, et ce qu'ils ne font pas. Il me semble que vous méritiez de naître dans un plus beau siècle. Nous avons un Bouchardon, mais nous n'avons guères que luy. Je me flatte que vous inspirerez le goust à ceux qui ont le bonheur ou le malheur d'être en place. Car sans cela point de baux arts en France.
Pour moy dans quelque pays que je sois, je vous seray toujours monsieur bien tendrement attaché, je vous regarderay comme celuy que les artistes en tout genre doivent aimer, et celuy au quel il faut plaire. Je vous remercie mille fois de ce que vous me dites au sujet d'un ministre dont j'ay toujours estimé la personne, sans autre but que celuy de luy plaire. Son suffrage et ses bontez me seront toujours chers. Il est vray qu'avec la bienveillance singulière, j'oserais dire avec l'amitié, dont m'honore un grand roy, je ne devrois pas rechercher d'autre protection, mais je ne vivray jamais auprès de ce roy aimable. Un devoir sacré m'arrête dans des liens que je ne rompray point. Telle est ma destinée, que l'amitié m'attache à un pays qui me persécute. J'auray donc toujours besoin de trouver dans votre amy un rempart contre les hipocrites et contre les sots, que je hais autant que je vous aime.
Madame du Chastelet vous fait bien des compliments. Vous savez monsieur avec quelle estime respectueuse, et quel tendre attachement je seray toute ma vie
votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire