1756-12-31, de Jean Antoine Noé Polier de Bottens à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur

Le terme que les interprètes de la bible ont rendu par celui de forniquer, de fornication, est très fréquemment emploié dans les écrits des prophêtes hébreux; Ezechiel en particulier, se sert si souvent de ce mot que j'ai vu plus d'un libertin en prendre occasion de s'égaierer aux dépends de cet ancien voiant d'Israël.

Mais ce qui vous surprendra, Mr c'est que contre l'usage des langues orientales qui abondent en synonimes, je n'ai pu trouver qu'un seul et même mot pour désigner des péchés qui diffèrent et dans leurs objets et dans leurs degrés; Idolâtrie, paillardise, concubinage, adultère, maquerelage.

Ce mot c'est זָנַהZana qui dans sa signification primitive signifie, forniquer, maquereller, se souiller, comettre un adultère; mais chez les anciens commentateurs hébreux, ces significations se sont toujours entendues autant pour le corps que pour l'esprit; et dans ce dernier sens il marque l'idolâtrie qui consiste à quitter soi même ou à faire quitter aux autres le service du vrai Dieu, pour encenser les idoles ou les fausses divinités.

Tous les noms tant substantifs qu'adjectifs qui peuvent avoir quelques raports éloignés ou prochains avec la fornication, se dérivent de la racine Zana, qui vient elle même de l'ancienne racine arabe زقصZavona, dont la signification primitive est manger, se nourir, festoier, souper, s'enivrer, ce qui, pour le dire en passant, justifie le proverbe, de la table au lit, proverbe fondé sur un axiome aussi ancien que les goûts et les plaisirs de l'humanité, quoi qu'en dise l'école de Salerne.

Les Caldéens ont pris de l'arabe زونZoun, manger, se repaître, qui se dit tant des hommes que des animaux. Le raport de ces deux racines n'a pas été favorable à la réputation d'un ancienne dame de Jerico, de très secourante mémoire. C'est de madame Rahab dont je parle, prèsque toujours qualifié de Paillarde, au lieu que l'épitête d'Azona qui lui est donnée signifie hôtesse, ce qui d'ailleurs se justifie par ce que les espions des hébreux furent logés chez cette bonne femme. Il est vrai qu'un Rabin prétend justifier l'odieux tître donné à Rahab, par la savante remarque, que chez les gentils dans les hôtelleries publiques, il y avait des bordels ou lieux de débauches, afin que les hommes impurs après avoir bien mangé et s'être remplis de vin, pussent se laisser aller à la fornication avec les femmes de joie qu'on y entretenait. Mais envérité, Monsr c'est aller chercher bien loin des exemples qui malheureusement, ne sont que trop communs de nos jours.

Je trouve deux dérivés sous la classe de Zana, de Zoun ou de l'ancien Zanova, qui sont זיונדתZonoth et אֲזֵנֱיףAzenacha, avec l'article et le pronon de la personne, traduits par les armes, tes armes, ce qui me conduit au mot siriaque

Jazan in Arabic characters
Jazan, qui signifie armer, équiper, environner d'ornements, mettre aux chevaux des colliers et des houpes qu peur pendaient aux oreilles pour les bien équiper et carapaçonner,et de là vient le mot אוֹזֵןOzen, Oreille. Or, Mr le raport intime qu'il y a entre les racines arabes Zanova, hébraïque Zana, caldaïque Zoun, syriaque Jazan, a donné lieu à la judicieuse remarque d'un savant anglais (le doctr Robertson) contre laquelle nos belles ne manqueront pas de s'élever, c'est que les courtisannes et concubines avaient grand soin d'étaler à la toilette, toute leur habileté de se parer de coliers et de boucles d'oreilles, pour exciter à un amour illicite, et entrainer dans la fornication des hommes qu'elles voiaient robustes et bien nouris. Il pourait (entre nous) en être quelque chose, car les boucles d'oreille, ornement qu'innocente aujourd'hui le nombre et le mérite des Dames qui en portent, ont été du tems du bon roi Salomon, et même dans des tems plus raprochés de nous, une parure qui affichait toujours la coqueterie poussée le plus loin. Celà est si vrai que nous trouvons dans les anciens règlements ecclésiastiques de nôtre Evêché, un ordre aux concubines de mrs les chanoines, de porter, outre leurs coliers et boucles d'oreilles, une petite bandelette de toile blanche sur l'épaule gauche, afin que les honnêtes femmes et filles des citoiens et bourgeois puissent être distinguées, n'aiant pas tels accoutrements, et ne soient pas exposées à la pétulence de messieurs les gens d'église.

La prudence, comme vous le voiez, Mr, était chez nôtre bon évêque fille de la nécessité.

Le dérivé Zon, dont on a fait Mazon, au pluriel Mezounim, de la viande, des aliments, joint au substantif chevaux, embarasse nos interprêtes et commentateurs. Les uns veulent que ce soit des chevaux bien nouris, d'autre des chevaux richement enharnachés, et d'autres enfin de bons étalons, forts, vigoureux, bien disposés à servir les juments. Le savant anglais que je vous ai déjà cité, toujours habile à tout concilier, prétend qu'il faut entendre des chevaux qui bien repus pendant la nuit, et aiant abondamment mangé autant qu'ils le voulaient, sortent le matin, hennissent et sautent, semblables, dit-il, aux débauchés qui aiant commis pendant la nuit des adultères avec les femmes de leurs voisins, sortent le matin frais dispos et gaillards, tout prêts à se glorifier du mal qu'ils viennent de commettre. Je comprends mieux la jactance que le dispos, frais et gaillards, si du moins le distique latin qui n'excepte que les coqs est fondé.

L'analogie des langues orientales, offre, Mr, dans les divers dialectes arabe, hébreux, syriaque et caldaïque, une telle affinité, et dans leurs dérivés, surtout, un raport si intime, qu'il ne faut pas être surpris, si des mêmes mots ont des significations qui d'un premier coup d'œil paraissent assez différentes, mais qu'un homme un peu au fait de ces langues anciennes peut jutifier sans peine. Ainsi le mot hébreu Zana, outre l'idée de souillure et de fornication, offre celle d'Idolâtrie; c'est ce que vous comprendrez aisément si vous vous rapellez le culte des nations idolâtres.

Les victimes choisies avec soin d'entre les bêtes les plus belles, et les mieux constituées qu'on pouvait trouver dans les troupeaux, extrêmement ornées de pampres et de festons, voilà le Jazan; conduites à l'autel avec des chants de triomphe, immolées au milieu des festins et de tous les témoignages de l'allégresse publique; des repas somptueux dans lesquels tout un peuple et ses chefs se livraient à l'ivresse et à la dissolution qui l'accompagne, voilà le Zoun et le Zanova. Dans une multitude composée des deux sexes, ces excès surtout quand la religion s'en mêle, conduisent si naturellement à la fornication, au Zana par là même, que vous le sentez sans qu'il soit nécessaire de vous le dire; ainsi le cercle est fini.

Nos vertus se tiennent par la main, une même chaine unit et lie nos plaisirs; nos vices s'assortissent, nos passions se produisent l'une l'autre. Voiez le plus sage des rois, que la Christine de son siècle vint visiter du fond de l'orient, sur la fin d'une vie pleine de gloire et de bonheur, sa sagesse va faire naufrage contre les dangereux écueils de ses nombreux sérails et d'une cour brillante; à tout ce que le luxe et la volupté étalaient de magnificence, de plaisirs, de festins, de bonne chère et d'ivresse se joint bientôt une luxure inconcevable qu'attisait la multitude de ses femmes et de ses concubines, qui des souillures de la chair le plongent dans celle de l'esprit, l'entrainent dans l'idolâtrie; ainsi le sage adorateur de l'éternel marche après Hastoreth idole des Sidoniens, après Milcom l'abomination des Hammonites; il bâtit des hauts lieux à Kemos et à Molec les abominations des ennemis de son peuple; et il en fit de même pour toutes ses femmes étrangères qui fesaient des encensements et sacrifiaient à leurs dieux.

Je vous observe de plus sur les langues orientales, que Tsaunem, dans la langue ethiopique, signifie être léger, inconstant, manquer de parole. Le mot celtique Tsavon signifie un traître. Tout celà ne repend-il pas du jour sur l'espèce de fornication des Idolâtres. Je laisse le tout Mr à vôtre judicieuse pénétration, qui saura sans doute tirer plus de parti que moi des faibles lumières que je vous donne. J'ajouterai encor un mot au risque de passer pour un vrai pédant.

Il n'est pas douteux que le mot de fornication vient du latin, fornix. Dans Horace, Varron et Petrone, ce mot signifie un lieu de débauche, un Bordel.

Guichard, souvent peu heureux dans ses étimologies tire celle de Bordel du mot grec πορνη, prétendant que le grec vient de l'hébreu פָרַדParad, que le P s'est changé en B, à la bonne heure, c'est une mutation germanique et les grecs ont dit πορνη pour πορδη, aiant changé le δ en ν, ce qui est sans exemple. Un peu de connaissance de la langue grecque lui eût appris que πορνη, πορνος, πορνευῶ, πορνειον, viennent du mot περάω, d'où vient περναω, Eolicè πορναω, je vends. Ecoutez une autorité que Guichard devait connaître, c'est Xenophon, Την τε γαρ ωραν εαν μεν τις αργυριου πωλη τα βουλομενη, πορνον αυτον αποκαλουσι.

Πορνη c'est donc une femme qui prostitue son propre corps, qui le rend en quelque sorte, ou du moins en fait une espèce de commerce.

Aureste, je ne sais où les septantes interprêtes ont pris le mot de πορνη, fornication, femme prostituée. Aucun auteur, que je sache, ne s'est servi de ce mot, que je doute même qui soit grec. De fornix est venu fornicalia, nom d'anciennes fêtes chez les romains à l'honneur de la déesse fournaise. Elles se célébraient dans les fours. Numa les avait instituées. Il parait, par ce que dit le savant Vossius dans son traitté de l'Idolâtrie, que les fornicales, comme plusieurs autres fêtes, dégénérèrent de leur institution, et devinrent chez un peuple naturellement voluptueux, des occasions de se livrer plus impunément dans les excez de la débauche; ensorte qu'on fut obligé dans la suite de réprimer des licences toujours funestes et à la société, et aux individus qui la composent.

Varron appelle fornices les étuves ou bains publics. Il parait, par ce qu'il en dit, que ces lieux méritaient à plus d'un titre, cette dénomination, et que les feux emploiés à chauffer les bains, n'étaient pas les seuls feux qui s'y allumassent.

Nos usages, Mr, diffèrent assez peu de ceux des anciens. Nous avons moins de bains qu'eux, mais le peu que nous en avons sont souvent une grande ressource pour les fornicateurs. Ainsi les petits soupers chez les baigneurs de Paris, prèsque toujours en tête à tête, ou partie quarrée, sont le rafinement de la fornication. Les anglais, malgré leur esprit inventif et original, sont presque toujours sur les plaisirs et la débauche, les imitateurs de leurs voisins, dont ils outrent les usages. Si vous avez fait vœu de chasteté n'allez pas au Bagnio à Londres.

Un Vossius moderne aurait ample matière à trouver les Fornices, et les impures fornicales, du plus au moins, introduites aujourd'hui dans tous les païs.

Je prétends, mon cher Mr, que vous devez me tenir quelque petit compte de ma dissertation; elle ne vous apprendra rien, je le prévois; elle ne vous amusera pas, j'ai tout lieu de le craindre; mais au moins elle tiendra lieu d'une prise de somnifère; très charmé si elle peut vous prouver etca etca.

N: Polier de B.