1746-06-04, de Andrea Querini à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Son Eminence en vous envoyant sa traduction et la miene n'a prétendu, que de vous signifier, que même en Italie vos ouvrages ont atteints ces deux bouts de la renomée, si difficiles à rejoindre, magnam et latam famam, l'admiration des grands homes et des tous les homes.
Par là on entend aisément que mon petit travail, n'étant qu'un suffrage de la multitude, on lui rend trop d'honeur en le tirant de la foule, ubi par omnium, ius est, pour lui assigner le privilège d'une particulière reconoissance. Mon écrit ne visoit pas si haut, et il vous faudra m'accorder, qu'on ne sçauroit pas être ambitieux pendant qu'on a vos ouvrages devant les ieux. Pour lors je ne possédois guère mes réflexions, on pourroit même assurer, que je ne vous traduisois pas moi: ce n'étoit que un effort de votre génie; on me poussoit, on m'entraînoit, il fallut me livrer à ce feu ravissant, qui est l'ordinaire effet de nos c[h]armes. Appolon chantoit et moi j'écrivois. Mon ouvrage achevé je l'ai transmis à s. émi: mais cela n'a point eu d'autre but, que de mériter la discrète louange d'un sain discernement, puisque aussi bien que lui, j'aime, j'étude, et j'admire Mr de Voltaire. Il lui a plu de plenitudine potestatis de vous l'expédier, et votre bonté a excédé mes souhaits, comme s. ém: mes desseins. Je vous supplie pourtant de n'en confondre pas les objets, et de croire, que mon travail ne prétendoit pas de solliciter votre estime mais de ne signifier que la miène. J'aurois trop mal choisi, je conois bien qu'on n'y arrive pas par de si foibles moyens; et que ce n'est pas trop souvent qu'on attribue de mériter des éloges aux traductions. Elles ressemblent aux miroirs, s'ils sont bien polis, on les louë de leur fidélité, et l'objet qu'ils rendent leur est redevable de se voir multiplié; mais c'est une rare qualité qu'on doit, qu'il est juste de resserver à l'heureux génie de s. Emi: A mon égard je reconois d'être un miroir offusqué qui n'en conserve que le gros du dessein mais qui en ternit la vivacité, et ce fin coloris qui est l'âme, et la vie de vos Muses. Les traductions ne sont pas l'héritage du traducteur: c'est un bien d'autrui, et je ne crains que trop d'avoir encouru l'excuse du Lucilius de la France d'avoir

pour subsi[s]ter sans bien
trouvé l'art d'emprunter, et de ne rendre rien.

Toutes fois j'espère, qu'en distinguant le titre, que mon écrit porte d'avec sa signification, vous aurez la bonté de ne le regarder pas come un ouvrage, mais come une marque de mon estime, et cela étant, je vous conjure de récompenser avec votre généreuse amitié le véritable respect, avec le quel je suis,

Monsieur,

Votre très humble serviteur,

Andre Querini