à Paris 10 octobre [1761]
Je ne sçais pas mon cher et illustre maître, si mes lettres sont aussi plaisantes que vous le prétendez mais je sais que tout ce qui se passe y fournit bien matière, & s'il est vrai, comme vous le dites, qu'il est bon de rire un peu pour la santé, jamais saison n'a été si favorable pour se bien porter.
Voici par exemple Paul le Franc de Pompignan (je ne sais si c'est Paul l'apôtre ou Paul le simple) qui vient encore de fournir aux rieurs de quoi vivre, par son Eloge historique du duc de Bourgogne. J'imagine qu'on vous aura envoyé cette pièce, & qu'en la lisant vous aurez dit comme l'hermite de la Fontaine:
Je sais que la matière est un peu délicate, et qu'en donnant des croquignoles au vivant il faut prendre garde d'égratigner le mort; mais à vaincre sans péril on triomphe sans gloire. On prétend que Pompignan sollicite pour récompense de son bel ouvrage une place d'historiographe des enfans de France; je voudrois qu'on la lui donnât, avec la permission de commencer dez le ventre de la mère, & la défense d'aller audelà de 7 ans. Je ne sais si cette impertinence vous paroîtra aussi plaisante qu'à moi, il est sûr que
Me voilà presque aussi en train de vous citer des vers, que mr le Théologien Martin Kahle qui vous en citoit tant de mauvais pour vous prouver que ce monde ridicule étoit le meilleur des mondes possibles.
Laissons là et Martin Kahle et Pompignan, et parlons de Corneille. Nous avons relu vos remarques sur Cinna, et vous avez dû recevoir la réponse de l'académie sur vos nouvelles critiques. Voulez vous que je vous parle net comme le misantrope, et sur la pièce et sur vos remarques? Je vous avouerai d'abord que la pièce me paroît d'un bout à l'autre froide et sans intérêt, quec'est une conversation en cinq actes, et en style tantôt sublime, tantôt bourgeois, tantôt suranné; que cette froideur est le grand défaut, selon moi, de presque toutes nos pièces de théâtre, & qu'à l'exception de quelques scènes du Cid, du 5e acte de Rodogune, et du 4e d'Heraclius, je ne vois rien (dans Corneille en particulier) de cette terreur et de cette pitié qui fait l'âme de la Tragédie. Si je suis si difficile, prenez vous en à vos pièces, qui m'ont accoutumé à chercher sur le théâtre tragique de l'intérêt, des situations, et du mouvement. Si je suivois donc mon penchant, je dirois que presque toutes ces pièces sont meilleures à lire qu'à jouer; & cela est si vrai qu'il n'y a presque personne aux pièces de Corneille, et médiocrement à celles de Racine. Mais ce n'est pas le tout d'avoir raison, il faut être poli; il faut donc de grands ménagemens, pour avertir les gens qu'ils s'ennuyent, et qu'ils n'osent le dire. A l'égard de vos raisonnemens & des nôtres sur les remords de Cinna, qui selon vous viennent trop tard, et qui selon nous viennent assez tôt, ce sont là, ce me semble, de ces questions sur les quelles on peut dire le pour & le contre sans se convaincre réciproquement. Je voudrois donc, sans prétendre que vous ayez tort (car le diable m'emporte si j'en sais rien) je voudrois que vous ne fissiez aucune critique qui fût sujette à contradiction; et que vous vous bornassiez aux fautes évidentes contre le théâtre ou la grammaire; vous aurez encore assez de besogne. Croyez moi, ne donnez point de prise sur vous aux sots et aux malintentionnés, et songez qu'un vivant qui critique un mort en possession de l'estime publique, doit avoir raison et demi pour parler, et se taire quand il n'a que raison. Voyez comme on a reçu les pauvres gens qui ont relevé les sottises d'Homere; ils avoient pourtant au moins raison et demi, ces pauvres diables là; et le grand tort de la Motte n'a pas été de critiquer l'Iliade, mais d'en faire une.
Réservez donc, mon cher maître, les vessies de cochon au lieu d'encensoir pour les Pompignan et consors; pour ceux là, on ne demande qu'à rire à leurs dépens; et vous aurez le double plaisir de faire rire et d'avoir raison. Il est vrai que si la guerre continue, je crois que Pompignan même ne fera plus rire personne. Pour moi je rirai le plus longtemps que je pourrai, et je vous aimerai plus longtemps encore. Adieu, mon cher Philosophe; mes respects à made Denis.