[c. 10 September 1761]
Je vous jure mon cher Cicéron que Le chanoine de Reims a très mal vu.
Les princes du sang se sont mis en possession de venir prendre la première place sur les bancs du téâtre quand il y avait des bancs, et il fallait bien qu'on se levast pour leur faire place; mais assurément Corneille ne venait pas déranger tout un banc, et faire sortir la personne qui occupait la première place sur ce banc.
S'il arrivait tard, il était debout; s'il arrivait de bonne heure, il était assis; il se peut faire qu'ayant paru à la représentation de quelqu'une de ses bonnes pièces, on se soit levé pour le regarder, qu'on luy ait battu des mains. Hélas à qui cela n'arrive t'il pas? Mais qu'il ait eu des distinctions réelles, qu'on luy ait rendu des honneurs marquez, que ces honneurs ayent passé en usage pour luy, c'est ce qui n'est ny vray, ny vraisemblable, ny même possible, attendu la tournure de nos esprits français. Croyez moi, le pauvre homme était négligé comme tout grand homme doit l'être parmy nous. Il n'avait nulle considération, on se moquait de luy; il allait à pied, il arrivait crotté de chez son libraire à la comédie; on sifla ses douze dernières pièces; à peine trouva t'il des comédiens qui daignassent les jouer. Oubliez vous que j'ay été élevé dans la cour du palais par des personnes qui avaient vu longtemps Corneille? Ce qu'on nous dit dans notre enfance nous fait une impression durable, et j'étais destiné à ne rien oublier de ce qu'on me disait des pauvres poètes mes confrères; mon père avait bu avec Corneille. Il me disait que ce grand homme était le plus ennuieux mortel qu'il eût jamais vu, et l'homme qui avait la conversation la plus basse. L'histoire du lutin est fort connue; et malheureusement son lutin l'a totalement abandonné dans plus de vingt pièces de téâtre; cependant on veut des commentaires sur ces ouvrages qui ne devraient jamais avoir vu le jour. A la bonne heure, on aura des commentaires, je ne plains pas mes peines.
Tout ce que je demande à l'académie mon cher maître c'est qu'elle daigne lire mes observations aux assemblées quand elle n'aura point d'occupations plus pressantes. Je profiterai de ses critiques. Il est important qu'on sache que j'ay eu l'honneur de la consulter, et que j'ay souvent profité de ses avis. C'est là ce qui donnera à mon ouvrage un poids et une autorité qu'il n'aurait jamais si je ne m'en raportais qu'à mes faibles lumières. Je n'aurais même jamais entrepris un ouvrage si épineux si je n'avais compté sur les instructions de mes confrères.
Venons à ma lettre du 20 aoust; elle était pour vous seul; je la dictai fort vite; mais si vous trouvez qu'elle puisse être de quelque utilité, et qu'elle soit capable de disposer les esprits en faveur de mon entreprise, je vous prie de la donner à frère Tiriot. J'ay peur qu'il n'y ait quelques fautes de langage. On pardonne les négligences, mais non pas les solécismes, et il s'en glisse toujours quelques uns, quand on dicte rapidement. Je me mets entre vos mains à la suitte de Pierre et je recommande l'un et l'autre à vos bons offices, à vos lumières et à vos bontez.
Adieu mon cher maitre, votre vieillesse est bien respectable; plût à dieu que la mienne en approchast! Vous écrivez comme à trente ans. Je sens combien je dois vous estimer, et vous aimer.
V.
Le président de Ruffey qui est chez moy, vous fait ses compliments.