à Paris 8 7bre 1761
Je ne sais mon cher maître, si vous avez reçu une lettre que je vous écrivis dernièremt de Pontoise.
Je vous y parlais, ce me semble, de votre édition de Corneille et de l'intérêt que j'y prenais comme homme de lettres, comme Français, comme académicien, et encore plus comme votre Confrère, votre disciple et votre ami. Depuis ce tems nous avons reçu à l'académie vos remarques sur les Horaces, sur Cinna et sur le Cid, la préface du Cid, et l'Epitre dédicatoire. Tout cela a été lu avec soin dans les assemblées, et Duclos nous dit hier que vous aviez reçu nos remarques et que vous en paraissiez content. N'oubliez pas d'insister plus que vous ne faites dans votre épitre sur la protection qu'on accordait aux persécuteurs de Corneille, et sur l'oubli profond où sont tombées toutes les infamies qu'on imprimait contre lui et qui vraisemblablement lui causaient beaucoup de chagrin. Vous pouvez mieux dire et avec plus de droit que personne à tous les gens de lettres et à tous les protecteurs, des choses fort utiles aux uns et aux autres, que cette occasion vous fournira naturellement.
Nous avons été très content des remarques sur les Horaces, beaucoup moins de celles sur Cinna, qui nous ont paru faites à la hâte. Les remarques sur le Cid sont meilleures, mais ont encore besoin d'être revues. Il nous a semblé que vous n'insistiez pas toujours assez sur les beautés de l'auteur et quelque fois trop sur des fautes qui peuvent n'en pas paraître à tout le monde. Dans les endroits où vous critiquez Corneille il faut que vous ayez si évidemment raison que personne ne puisse être d'un avis contraire. Dans les autres il faut ou ne rien dire ou ne parler qu'en doutant. Excusez ma franchise; mais vous me l'avez permise, vous l'avez exigée, et il est de la plus grande importance pour vous, pour Corneille, pour l'académie et pour l'honneur de la littérature française que vos remarques soient à l'abri, même des mauvaises critiques. Enfin mon cher confrère, vous ne sauriez apporter dans cet ouvrage trop de soin, d'exactitude, et même de minutie. Il faut que ce monument que vous élevez à Corneille, en soit aussi un pour vous, & il ne tient qu'à vous qu'il le soit.
Je souscris, si vous le trouvez bon, pour deux exemplaires, pour l'un comme académicien, & pour l'autre comme homme de lettres & comme françois. Si les gens de lettres de cette frivole et moutonière nation, qui les persécute en riant, ne soutiennent pas l'honneur de la chère patrie, comme disent les Allemands, hélas! que deviendra ce malheureux honneur! Vous voyez le beau rôle que nous jouons sur la terre & sur l'onde, & ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est que nous avons l'air de le jouer encore quelque temps, car la païx ne paroît pas prochaine. Cependant le Parlement se bat à outrance avec les Jésuites, & Paris en est plus occupé que de la guerre d'Allemagne, et moi qui n'aime ni les fanatiques parlementaires, ni les fanatiques de st Ignace, tout ce que je leur souhaite, c'est de se détruire les uns par les autres, fort tranquille d'ailleurs sur l'événement, et bien certain de me moquer de quelqu'un, quoiqu'il arrive. Quand je vois cet imbécille parlement, plus intolérant que les capucins, et plus ignorant que la Sorbonne, aux prises avec d'autres ignorans imbécilles & intolérans comme lui, je suis tenté de lui dire ce que disoit Timon le misantrope à Alcibiade; jeune écervelé que je suis content de te voir à la tête des affaires! Tu me feras raison de ces marauts d'atheniens. La philosophie touche peutêtre au moment où elle va être vengée des Jésuites; mais qui la vengera des Omer, et compagnie? Pouvons nous nous flatter que la destruction de la canaille jésuitique entrainera après elle l'abolition de la Canaille jansénienne, et de la canaille intolérante? Prions dieu, mon cher confrère, que la raison obtienne de nos jours ce triomphe sur l'imbécillité, en attendant portez vous bien, commentez Corneille, & aimez moi.
N'oubliez pas de me faire inscrire pour deux exemplaires; oubliez moi encore moins auprès de madame Denis.