1761-07-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Godefroy Charles Henri de La Tour d'Auvergne, duc de Bouillon.

Vous voilà, monseigneur, comme le marquis de la Farre, qui commença à sentir son talent pour la poésie à peu près à votre âge, quand certains talents plus précieux étaient sur le point de baisser un peu, et de l'avertir qu'il y avait encore d'autres plaisirs.

Ses premiers vers furent pour l'amour, les seconds pour l'abbé de Chaulieu. Vos premiers sont pour moi, cela n'est pas juste, mais je vous en dois plus de reconnaissance. Vous me dites que j'ai triomphé de mes ennemis, c'est vous qui faites mon triomphe.

Aux pieds de mes rochers, au creux de mes vallons,
Pourrais je regretter les rives de la Seine?
La fille de Corneille écoute mes leçons,
Je suis chanté par un Turenne.
J'ai pour moi deux grandes maisons,
Chez Bellonne et chez Melpomene.
A l'abri de ces deux beaux noms,
On peut mépriser les frelons;
Et contempler gaiement, leur sottise et leur haine.
C'est quelque chose d'être heureux,
Mais c'est un grand plaisir de le dire à l'envie,
De l'abattre à nos pieds et d'en rire à ses yeux!
Qu'un souper est délicieux
Quand on brave en mangeant les griffes des harpies!
Que des frères Bertier les cris injurieux
Sont une plaisante cérémonie!
Que c'est pour un amant un passe-temps bien doux,
D'embrasser la beauté qui subjugua son âme,
Et d'affubler encor du sel d'une épigramme,
Un rival fâcheux et jaloux!
Cela n'est pas chrétien, j'en conviens avec vous;
Mais ces gens le sont ils? Ce monde est une guerre;
On a des ennemis en tout genre en tous lieux,
Tout mortel combat sur la terre;
Le diable avec Michel combattit dans les cieux,
On cabale à la cour, à l'église, à l'armée,
Au Parnasse on se bat pour un peu de fumée,
Pour un nom, pour du vent, et je conclus au bout,
Qu'il faut jouir en paix et se moquer de tout.

Cependant, monseigneur, tout en riant on peut faire du bien. Votre altesse en veut faire à mademoiselle Corneille, vous voulez que je vous taxe pour le nombre des exemplaires. Si je ne consultais que votre cœur, je vous traiterais comme le roi, vous en seriez pour la valeur de deux cents, mais comme je sais que vous allez partout semant votre argent, et que souvent il ne vous en reste guère, je me réduis à six, et j'augmenterai le nombre si j'apprends que vous êtes devenu économe. Je supplie votre altesse d'agréer mon profond respect, et de conserver vos bontés au Suisse

Voltaire