à Ferney pays de Gex 9 février [1761]
Mon cher et grand philosophe, vous devenez plus nécessaire que jamais aux fidèles, aux gens de lettres, à la nation.
Gardez vous bien d'aller jamais en Prusse. Un général ne doit point quitter son armée. J'ay vu un extrait de votre discoursà l'académie. En vérité vous faites luire un nouvau jour aux yeux des gens de lettres. Je sçais avec quelle bonté vous avez parlé de moy. J'y suis d'autant plus sensible que vous me couvrez de votre ægide contre les gueules des Cerberes. Mais mon intérest n'entre pour rien dans mon admiration. — Pouvez vous me confier le discours entier? Vous savez que je n'ay pas abusé de la première faveur. Je serai aussi discret sur la seconde.
M. de Malzerbe insulte la nation en permettant les infâmes personalitez de Fréron. On aurait dû luy faire déjà un procez criminel. Ce n'est pas de Malzerbe que je parle. De quel droit ce malheureux ose t'il insulter madelle Corneille? et dire que son père qui a un employ à cinquante francs par mois la tire de son couvent pour la faire élever chez moy par un bateleur de la foire? Une calomnie si odieuse est capable d'empêcher cette fille de se marier. Mon cher philosophe je vous jure que nous donnons à melle Corneille l'éducation que nous donnerions à une Montmorenci ou à une Chatillon, si on nous l'avait confiée. Nous y mettons nos soins, notre honneur. Si on ne punit pas Fréron, on est bien lâche. J'espère encor dans les sentiments d'honneur qui animent mr Titon et mr Lebrun. Il n'y a qu'à faire signer une procuration au bon homme Corneille et la chose ira d'elle même.
Vous n'avez pas probablement toutte l'épître d'Abraham Chaumey à melle Clairon — la voicy. Je ne crois pas qu'il faille la publier sitôt. Il faut attendre du moins que Clairon soit guérie et Fréron châtié.
Ne mettrez vous point Diderot dans l'académie? Personne ne respecte l'abbé Leblanc plus que moy, mais je ne crois pas qu'avec tout son mérite il doive passer devant Diderot. Un grand homme comme luy devrait au contraire employer son crédit pour procurer à m. Diderot cette faible consolation de touttes les injustices qu'il a essuiées.
Nous remettons tout à votre prudence. Vous savez agir comme écrire.
Votre Chaumex ne s'appelle t'il pas Sinon dans son nom de batême? n'est il pas détaché par quelque Ulisse, et Omer n'est il pas dans le cheval?
Il y a des gens assez mal avisez pour dire que le petit singe à face de Tersite, s'appelle un Omer dans le pays des singes — voyez la méchanceté. Je pense que voicy le temps de faire sentir aux pédants en rabat, en soutane, en perruque et en cornette qu'on les brave autant qu'on les méprise.
Pour moy qui n'ay que deux jours à vivre je les mettrai à persécuter les persécuteurs mais surtout je les mettrai à vous aimer.
V.