1761-01-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Robert Jacques Turgot.

Je n'ay rien de plus pressé monsieur que de vous parler de vous. Soyez très sûr que quand j'ay fait votre sausse à mr D.. ce n'estait qu'en réponse à l'éloge très discret qu'il m'avait fait de vous. Que votre pudeur ne soit point allarmée. Nous chérissons vos faveurs, mais nous ne nous en vantons pas.

L'avanture de St Grizel intéresse beaucoup un de nos frères. Il y avait un digne homme qui nichait ce Grizel avec le bienheureux Fantin, St Gauchat, St Chaumé, le docteur Guion, e tutti quanti. J'ay vu cet ouvrage instructif. Mais j'ay trouvé erreur dans les nottes. Elles disent que les 50 m.lt avaient été volées pour l'amour de Dieu à madame d'Egmont et suivant votre leçon c'est un intendant qui les a fournies. Je ne croiais pas que les intendants fussent si sots. Mais l'avanture d'Origene me fait tomber des nues. Un intendant châtré! cela est incroiable. Comment le maréchal de Richelieu souffre t'il cela dans son gouvernement? C'est Dieu qui tolère Baal. Je n'ose vous supplier monsieur de daigner me donner des instructions sur ces divines avantures. Mais vous pouvez communiquer vos lumières à mr Da…. et j'aurai par là le double esprit d'Elisée.

J'ay lu un livre abominable intitulé lettre à l'auteur de l'oracle. Ce livre est d'autant plus dangereux qu'il cite toujours avec une fidélité scrupuleuse, et qu'il détruit l'ancien par le nouveau, et le nouvau par l'ancien avec des armes si terribles qu'on ne peut luy répondre que par un auto da fé. Je voudrais bien connaitre un si méchant homme pour avoir de luy l'opinion qu'il mérite, et pour le fuir, si jamais je le rencontre.

Je vous demande pardon monsieur de ne vous avoir point parlé de la petite fille du grand Corneille. Je n'étais pas encor sûr qu'on me laissât ce dépost et je devais craindre que quelque grande dame ne fît ce qu'on m'a laissé faire, mais pour vous montrer que je ne suis point du tout modeste, je me vante à vous, d'avoir chassé les jesuittes d'un domaine qu'ils avaient usurpé à ma porte sur six gentilshomes qui ont à peine de quoy servir le roy, et d'avoir fait rendre à des orphelins le biens que les saints leur ravissaient. Je me vante de faire envoyer incessamment aux galères un Grizel de nos cantons. Pardonnez à mon excez d'amour propre.

Je vous supplie monsieur de me conserver vos bontez auprès de mr de Montigni-Trudaine. Il y a du mal entendu dans cette affaire comme dans bien d'autres. Le conseil renvoye aux intendants, et les intendants au conseil, et cependant une province est pillée. Mais conservez moy surtout vos bontez auprès de celui qui a fait le voiage de Suisse. C'est assurément un homme supérieur, et jamais la raison ne fut plus aimable. Je suis homme à le luy dire en face, s'il se fâche.

Madame Denis se souviendra de vous toutte sa vie et moy je serai toutte la mienne rempli pour vous du respect le plus vrai, et le plus tendre.

On a donné certainement vos livres à Tournes.

V.