1760-12-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Je reçois le paquet de mes anges à six heures du soir; je le renvoye à huit.
Il partira demain avec mes remerciments, qui doivent être fort longs, et ma courte honte d'avoir coûté tant de peines à ceux à qui je ne peux faire beaucoup de plaisir. Vous devez être regoulez de Tancrede. Il n'y a que votre bonté qui vous soutienne. On n'a jamais fait pour un pauvre diable d'autheur ce que vous avez daigné faire pour moy. Je crois enfin cette pièce un peu mieux arondie que quand je la fis si à la hâte. Je la crois même plus touchante; et c'est là le principal. Avec des vers bien faits, bien compassez on ne tient rien si le cœur n'est ému.

J'avais bien raison de vouloir revoir l'édition de Praut. Daignez jetter les yeux sur la pièce et vous verrez que j'ay fait touttes les corrections indispensables. Son édition était ridicule et absurde. Praut aura un peu à remanier. C'est le terme de l'art: mais c'est une peine, et une dépense très médiocre. Il a très grand tort de craindre que l'édition des Crammer ne croise la sienne. Les Crammer n'ont point commencé, ils n'ont point l'ouvrage, et ils ne l'imprimeront que pour les pays étrangers. D'ailleurs j'enverrai incessament au petit Praut un ouvrage sur les téâtres que je crois assez neuf et assez intéressant. Le zèle de la patrie m'a saisi. J'ay été indigné d'une brochure anglaise dans la quelle on préfère hautement Shakespear à Corneille. J'ay voulu vanger l'oncle en ayant chez moy la nièce. J'amuserai d'abord mes anges de ce petit traitté, et je supplierai très instament que Praut ne sache pas qu'il est de moy, ou du moins qu'il mérite les petits services que je peux luy rendre en feignant de les ignorer.

Comme je n'ay nul goust à voir mon nom à la tête de mes sottises ou folles ou sérieuses ou tragiques ou comiques, permettez moy mes chers anges d'exiger que celuy des comédiens ne s'y trouve pas plus que le mien. A quoy sert il de savoir qu'un nommé Brizard a joué platement mon plat père? Qu'esce que cela fait aux lecteurs? J'ay une aversion invincible pour cette coutume nouvellement introduite.

Mes anges, je commence à souhaitter la paix. Il est vray que je fais chez moy la guerre aux jésuittes mais elle ne coûte rien. Je les chasse et je triomphe. Mais la guerre contre les Anglais vous ruine et c'est vous qu'on chasse. J'attends avec impatience ce qui adviendra dans votre tripot de la convocation des pairs. La montagne en travail enfante une souris.

Daignez me mander des nouvelles de l'écossaise et des rogatons que je vous ai envoyez. Je souhaitte à Térée beaucoup de prospérité, et que les vers de Philomèle soient le chant du rossignol. Mais mr Lemierre a t'il reçu une certaine lettre que je pris la liberté d'adresser à mr d'Argental ne sachant pas la demeure du pere de Térée? Pardon je dois vous exceder.

V.