1760-12-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Ponce Denis Ecouchard Lebrun.

Les dernières lettres, monsieur, que j'ai eu l'honneur de recevoir de vous, augmentent la satisfaction que j'ai de pouvoir être utile à l'unique héritière du grand nom de Corneille.
J'ai relu avec un nouveau plaisir votre ode que vous avez fait imprimer. Ma réponse à vos lettres ne méritait certainement pas de paraître à la suite de votre ode. Les lettres qu'on écrit avec simplicité, qui partent du cœur et auxquelles l'ostentation ne peut avoir part, ne sont pas faites pour le public. Ce n'est pas pour lui qu'on fait le bien, car souvent il le tourne en ridicule. La basse littérature cherche toujours à tout empoisonner: elle ne vit que de ce métier. Il est triste que votre libraire Duchesne ait mis le titre de Geneve à votre ode, à votre lettre et à ma réponse. Il semblerait que j'ai eu le ridicule de faire moi même imprimer ma lettre. Vous savez que quand la main droite fait quelque bonne œuvre, il ne faut pas qu'elle le dise à la main gauche. Je vous supplie très instamment de faire ôter ce titre de Geneve. Votre ode doit être imprimée hautement à Paris: c'est dans l'endroit où vous avez vaincu que vous devez chanter le te deum. On n'imprime que trop à Paris sous le titre de Geneve. On croit que j'habite cette ville; on se trompe beaucoup; je ne dois d'ailleurs habiter que mes terres; elles sont en France, et le séjour doit m'en être d'autant plus agréable que le roi a daigné les gratifier des plus grands privilèges. Ma mauvaise santé m'a forcé de vivre dans le voisinage de m. Tronchin. Mon goût et mon âge me font aimer la campagne; et ma reconnaissance pour sa majesté, qui m'a comblé de bienfaits, me rend encore plus chère cette campagne, dans laquelle j'aurai le plaisir de parler de vous à la petite-fille du grand Corneille.

Comptez, monsieur, que j'ose me croire au rang de vos amis, indépendamment de la formule du très humble et très obéissant serviteur.

V.