aux Délices [c. 15 November 1760]
Je viens, mon très aimable Tibulle, de vous écrire une lettre où il ne s'agit que de Charles douze.
Je suis plus à mon aise en vous parlant de vous, en vous ouvrant mon cœur, en vous disant combien il est pénétré du bon office que vous me rendez.
Vraiment je vous enverrai toutes les Pucelles que vous voudrez, à vous et à mad. de Boufflers, rien n'est plus juste.
J'ai connu comme vous depuis quelques années qu'il fallait faire des tragédies tragiques, et arracher le cœur au lieu de l'effleurer. Nous n'avons guère été jusqu'à présent que de beaux discoureurs. Il viendra quelqu'un qui rendra le poignard de Melpomene plus tranchant, mais je serai mort.
Je n'ai point l'honneur d'être de l'avis de Follard sur Charles douze. Je ne suis point soldat, je n'entends rien à la baïonnette, mais je trouve suivant toutes les règles de la métoposcopie que c'était une horrible imprudence d'attaquer 50 ou 60000 hommes dans un camp retranché à Narva avec 8500 hommes harassés, et dix pièces de canon. Le succès ne justifie point à mes yeux cette témérité.
Si les Russes ne s'étaient pas soulevés contre le duc de Croy, Charles était perdu sans ressource. Il fallait un assemblage de circonstances imprévues, et un aveuglement inouï pour que les Russes perdissent cette bataille.
Une faute plus impardonnable, c'est d'avoir laissé prendre l'Ingrie tandis qu'il s'amusait à humilier Auguste. Le siège de Pultava dans l'hiver pendant que le czar marchait à lui, me paraît, comme au comte Piper, l'entreprise d'un désespéré qui ne raisonnait point.
Le reste de sa conduite pendant neuf ans est de don Quichotte. Quand le maréchal de Saxe admirerait cet enragé, cela ne me ferait rien, et je répondrais au maréchal de Saxe, Vous faites mieux que vous ne dites.
Mais Apollon me tire par l'oreille et me dit, De quoi te mêles tu? Ainsi je me tais, et je vous demande pardon.
Je reviens comme dom Japhet à ce qui est de ma compétence. Vous souvenez vous que vous vouliez que je raccommodasse le moule d'Oreste, et que je lui fisse des oreilles? Je vous ai obéi à la fin. Il y a du pathos, ou je suis trompé. Nous le jouerons l'année prochaine sur un petit théâtre de polichinelle, si je suis en vie. Vous devriez bien y venir, si vos nerfs vous le permettent. Je vous jure qu'il vaut mieux aller aux Délices qu'à Potsdam.
Je me doutais bien que l'odorat d'un nez comme le vôtre serait un peu chatouillé des parfums que j'ai brûlés à l'honneur de le Franc de Pompignan. Il est bon de corriger quelquefois les impertinents. Il y a quelques messieurs qui allaient répandre les ténèbres, et souffler la persécution, si on ne les avait pas arrêtés tout court par le ridicule.
Si vous voyez frère Jean des Antomures Menou, dites lui je vous prie que j'ai de bon vin, mais j'aimerais encore mieux le boire avec vous qu'avec lui.
Mes respects je vous prie à mad. de Boufflers et à mad. sa sœur.
Comment faire pour vous envoyer un gros paquet?
Je vous aime, je vous remercie, je vous aimerai toute ma vie.
V.
Je n'ai point de lettres de m. le gouverneur de Bisch; c'est un paresseux.