1758-07-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François de Saint-Lambert, marquis de Saint-Lambert.

Monsieur Tibulle, votre lettre a ragaillardi le vieux Lucrece.
Je ne me pendrai absolument pas comme fit le bon philosophe, et j'ai la plus grande envie de vivre avec vous. Je suis pénétré des bontés de mde De Boufflers, et je voudrais l'en venir remercier. Voici mon cas. Je suis depuis quelques jours chez l'électeur palatin; par reconnaissance je lui suis attaché tout souverain qu'il est, parce qu'il m'a fait un très grand plaisir, et j'ai fait 140 lieues pour lui dire que je lui suis obligé. J'en ferais davantage pour votre cour, pour mde De Boufflers et pour vous.

J'ai toute ma famille dans un de mes ermitages, nommé les Délices, auprès de Geneve. Je suis devenu jardinier, vigneron et laboureur.

Il faut que je fasse en petit, ce que le roi de Pologne fait en grand, que je plante, déplante, et bâtisse des nids à rats quand il rêve des palais. Je déteste les villes, je ne puis vivre qu'à la campagne, et étant vieux et malingre, je ne peux vivre que chez moi. Il est fort insolent d'avoir deux chez moi, et d'en vouloir un troisième, mais ce troisième m'approcherait de vous. J'ai très bonne compagnie à Lausanne et à Genêve, mais vous êtes meilleure compagnie. Mes Délices n'ont que 60 arpents, coûtent fort cher et ne me rapportent rien du tout. C'est d'ailleurs terre hérétique dans laquelle je me damne visiblement et j'ai voulu me sauver, avec la protection du roi de Pologne. Fontenoy m'a paru tout propre à faire mon salut attendu qu'il me rapporte dix mille livres de rente, et que j'enrage d'avoir des terres qui ne rapportent rien. Je ne peux abandonner absolument mes Délices, qui sont, révérence parler, ce qu'il y a de plus joli au monde pour la situation.

Craon est un beau nom; Fontenoy aussi à cause de la bataille. Craon n'est il pas une maison de plaisance, et puis c'est tout? Il n'y a rien là à cultiver, à labourer, et planter. J'ai une nièce qui joue Merope et Alzire à merveille, toute grosse et courte qu'elle est, et qui malgré le droit des gens de Puffendorf et de Grotius, a été traînée dans les boues à Francfort sur le Mein, en prison au nom de sa gracieuse majesté le roi de Prusse; et comme ce monarque ne fait rien pour elle, du moins jusqu'à présent, je me crois obligé en conscience de lui laisser une bonne terre, un bon fonds, un bien assuré. Voilà ce qui m'a fait penser à Fontenoy. Il n'y a plus qu'une petite difficulté, c'est de savoir si on vend cette terre. Quoiqu'il en soit la tête me tourne de l'envie de vous revoir. Ma reconnaissance à mad. de Boufflers. Si vous voyez l'évêque de Toul, dites lui que le bruit de ses sermons est venu jusque dans le pays de Calvin, et que ce bruit là m'a converti tout net.

Avez vous à Commercy m. de Tressan? C'est bien le meilleur et le plus aimable esprit qui soit en France; et m. de Vaux, jadis Panpan, est il aussi à Commercy? Conservez moi un peu d'amitié. Comment va votre machine jadis si frêle? Je suis un squelette de 64 ans, mais des sentiments vifs tels que vous les inspirez.

Mandez moi aux Délices près de Genêve de quoi il est question et raimez un peu

le Suisse Volt.