1761-10-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Antoine Devaux.

Vous serez toujours mon cher Panpan, eussiez vous quarante ans et plus; jamais je n'oublierai ce nom.
Il me semble, monsieur, que je vous vois encore pour la première fois avec madame de Graffigni. Comme tout cela passe rapidement! comme on voit tout disparaître en un clin d'œil! Heureusement le roi de Pologne se porte bien. Vous êtes donc son lecteur? Je voudrais aussi que vous fussiez celui de toutes les diètes de Pologne, et que vous y lussiez la Voix du Citoyen. S'il y a un livre dans le monde qui pût faire le bonheur d'une nation, c'est assurément celui là.

J'ai vu dans mon ermitage jusqu'à des palatins qui trouvent que ce livre devrait être le seul code de la nation polonaise. Ah! mon cher Panpan, que n'êtes vous venu aussi dans mes petites retraites! Que n'ai je eu le bonheur d'y recevoir m. l'abbé de Boufflers! J'entends parler de lui comme d'un des esprits des plus aimables et des plus éclairés que nous ayons. Je n'ai point vu sa Reine de Golconde, mais j'ai vu de lui des vers charmants. Il ne sera peutêtre pas évêque; il faut vite le faire chanoine de Strasbourg, primat de Lorraine, cardinal, et qu'il n'ait point charge d'âmes. Il me paraît que sa charge est de faire aux âmes beaucoup de plaisir.

N'est il pas fils de madame la marquise de Boufflers, notre reine? c'est une raison de plus pour plaire. Mettez moi aux pieds de la mère et du fils. Je suis très touché de la mort de madame de La Galaisière. J'aurai l'honneur de marquer à m. le chancelier toute ma sensibilité.

Je n'ai point vu le musicien dont vous me parlez, je le crois actuellement à Berne avec sa troupe, qui n'est pas mauvaise, et qui gagnera de l'argent dans cette ville, où il y a beaucoup plus d'esprit qu'on ne croit. Cette partie de la Suisse est très instruite; ce n'est plus le temps où l'on disait qu'il était plus aisé de battre les Suisses que de leur faire entendre raison. Ils entendent raison à merveille, et on ne les bat point. Je suis plus content que jamais de leur voisinage. J'y vois les orages de ce monde d'un œil assez tranquille; il n'y a que ce pauvre frère Malagrida qui me fait un peu de peine. J'en suis fâché pour frère Menou; mai j'espère qu'il n'en perdra pas l'appétit. Il est né gourmand et gai; avec cela on peut se consoler de tout.

Pardon si je ne vous écris pas de ma main, mais c'est que je n'en peux plus.

Votre très sincère amy et serviteur

Voltaire