1760-09-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis Élisabeth de La Vergne, comte de Tressan.

Je vous fais mon compliment comme mille autres, mon très aimable gouverneur, et, je crois, plus sincèrement et plus tendrement que les mille autres.
Je défie les Menou même de s'intéresser plus à vous que moi. Vous voilà gouverneur de la Lorraine allemande, vous avez beau faire, vous ne serez jamais allemand. Mais pourquoi n'êtes vous pas gouverneur de mon petit pays de Gex? pourquoi Titire ne fait il pas paître ses moutons sous un Pollion tel que vous? J'ai l'honneur de vous envoyer les deux premiers exemplaires d'une partie de l'histoire de Pierre le grand; il y a un an qu'ils sont imprimés, mais je n'ai pu les faire paraître plus tôt parce qu'il a fallu avoir auparavant le consentement de la cour de Petersbourg. Vous êtes, comme de raison, le premier à qui je présente cet hommage. Vous verrez que j'ai fait usage du témoignage honorable que je vous dois. De ces deux exemplaires, que je fais partir par la messagerie de Geneve, il y en a un pour le roi de Pologne. Je manquerais à mon devoir si je priais un autre que vous de mettre à ses pieds cette faible marque de mon respect et de ma reconnaissance. Il est vrai que je lui présente l'histoire de son ennemi; mais celui qui embellit Nanci rend justice à celui qui a bâti Petersbourg; et le cœur de Stanislas n'a point d'ennemis. Permettez donc, mon adorable gouverneur, que je m'adresse à vous pour faire parvenir Pierre le grand à Stanislas le bienfaisant. Ce dernier titre est le plus beau.

La Lorraine allemande vous fait elle oublier l'Académie française dont vous seriez l'ornement? Certainement vous ne feriez pas une harangue dans le goût de notre ami le Franc de Pompignan. Vous n'auriez pas protégé la pièce des philosophes, et sans déplaire à l'auguste fille du roi de Pologne, auprès de qui vous êtes, vous auriez concilié tous les esprits. Quoique je n'aime guère la ville de Paris, il me semble que je ferais le voyage pour vous donner ma voix. Je ne sais si deux Genevois ont eu le bonheur après lequel je soupire, celui de vous voir? Je les avais chargés d'une lettre pour vous: j'avais pris, même, la liberté de vous communiquer mon petit remerciement au roi de Pologne, de son livre intitulé: L'Incredulité combattüe par le simple bon sens. Il a daigné me remercier de ma lettre par un billet de sa main qui n'a pas été contresigné Menou.

Adieu, monsieur, daignez, dans le chaos, dans la décadence, dans le temps ridicule où nous sommes, me fortifier contre ce pauvre siècle, par votre souvenir, par vos bontés, par les charmes de votre esprit qui est du bon temps. Mille tendres respects.

V.