12 xb [1760]
Mon cher philosophe, il y a longtemps que je voulais vous écrire.
La chose qui me manque le plus c'est le loisir. Vous savez que ce La Serre volume sur volume incessamment desserre. J'ay eu beaucoup de besogne. Vous êtes un grand seigneur qui affermez vos terres. Moy je laboure moy même comme Cincinnatus, de façon que j'ay rarement un moment à moy. J'ay lu une héroïde d'un disciple de Socrate dans la quelle j'ay vu des vers admirables. J'en fais mon compliment à l'auteur sans le nommer. La pièce est roide. Bernard de Fontenelle n'eût jamais ny osé ny pu en faire autant. Le party des sages ne laisse pas d'être considérable, et assez fier. Je vous le répète mes frères si vous vous tenez tous par la main vous donnerez la loy. Rien n'est plus méprisable que ceux qui vous jugent. Vous ne devez voir que vos disciples.
Si vous avez reçu un Pierre ce n'est pas Simon Barjone. Ce n'est pas non plus le Pierre russe que je vous avais dépêché par la poste. Ce doit être un Pierre en feuilles que Robin mouton devait vous remettre. Je vous en ay envoyé deux reliez, un pour vous et l'autre pr m. Saurin. Il a plu à mrs les intendants des postes de se départir des courtoisies qu'ils avaient cy devant pr moy. Ils ont prétendu qu'on ne devait envoier aucun livre relié. Douze exemplaires ont été perdus — c'est l'antre du lyon. J'ignore même si un gros paquet a été rendu à mr Duclos.
De quelles tracasseries me parlez vous? Je n'en ay essuié ny pu essuier aucune? Esce de frère Menou? Ah rassurez vous. Les jésuittes ne peuvent me faire de mal c'est moy qui ai l'honneur de leur en faire. Je m'occupe actuellement à déposséder les frères jésuittes d'un domaine qu'ils ont acquis auprès de mon châtau. Ils l'avaient usurpé sur des orphelins et avaient obtenu lettres royaux pour avoir permission de garder la vigne de Naboth. Je les fais déguerpir mort dieu; je leur fais rendre gorge, et la province me bénit. Je n'ay jamais eu un plaisir plus pur. Je suis un peu le maitre chez moy par parentèse.
Vous ai-je dit que le frère et le fils d'Omer sont venus chez moy et comme ils ont été reçus? Vous ai-je dit que j'ay envoyé Pierre au roy, et qu'il l'a mieux reçu que le discours et le mémoire de LE FRANC DE POMPIGNAN? Vous ai-je dit que madame Pompadour et m. le duc de Choiseuil m'honorent d'une protection très marquée? Croyez moy, croyez mes frères, notre petite école de philosophes n'est pas si déchirée. Il est vray que nous ne sommes ny jésuites ny convulsionaires, mais nous aimons le roy sans vouloir être ses tuteurs, et l'état sans vouloir le gouverner. Il peut savoir qu'il n'a point de sujets plus fidèles que nous, ny de plus capables de faire sentir le ridicule des cuistres qui voudraient renouveller les temps de la fronde.
N'avez vous pas bien ri du voiage de Pompignan à la cour avec Freron, et de l'apostrophe de mr le dauphin, et l'ami Pompignan pense être quelque chose? Voylà à quoy les vers sont bons quelquefois. On les cite comme vous voyez dans les grandes occasions.
J'ay vu un oracle des anciens fidèles. Cela est hardy, adroit et savant. Je soupçonne l'abbé Mords les, d'avoir rendu ce petit service.
Dieu vous conserve dans la sainte union avec le petit nombre. Frappez et ne vous commettez pas. Aimons toujours le Roy et détestons les fanatiques.