1760-10-06, de Gabriel Cramer à [unknown].

Vous me demandez, monsieur, ce qui a pu occasionner le bruit qui s'est répandu depuis peu, de la mort de m. de Voltaire.
Je veux bien vous l'apprendre; mais que ce secret reste entre vous et moi. Si vous alliez le divulguer vous me brouilleriez avec ce grand homme et vous nuiriez à ma fortune.

Le 22 du mois dernier, m. de Voltaire me fit dire de passer chez lui. J'arrivai le lendemain aux Délices vers les dix heures du matin. Je trouvai m. de Voltaire qui lisait ses papiers enfilés. Il me dit qu'il m'avait envoyé chercher parce qu'il voulait faire imprimer un petit discours qu'il venait d'achever sur la bravoure. Il me fit l'honneur de me le lire et je vous avoue que ce morceau m'a paru au dessus de tous ceux qu'il a faits sur la bonté, sur l'amour de la patrie, sur les bonnes mœurs, et sur la probité. Je crois que l'homme le moins brave deviendrait un César en le lisant.

Nous parlâmes ensuite des nouvelles. Je lui dis que la veille un officier français qui arrivait de Paris, était venu dans ma boutique et s'était beaucoup informé de lui. Quelle fut ma surprise de voir tout à coup m. de Voltaire tomber dans un fauteuil. Les mains et les genoux lui tremblaient d'une façon effrayante. Il appela du secours; madame Denys et deux valets arrivèrent. ‘Vite qu'on ferme toutes les portes’, s'écria m. de Voltaire; tandis qu'on courrait les fermer, ‘Monsieur Crammer, mon cher monsieur Crammer’, me dit il, ‘rendez moi un service, retournez promptement à Genève et faites courir le bruit que je viens de mourir subitement’. Il me pressa et me supplia avec des instances si fortes que je repartis sur le champ pour répandre dans cette ville le bruit de sa mort. Aussitôt plusieurs personnes envoyèrent aux Délices, et, comme on ne répondait qu'à travers la porte sans vouloir ouvrir ni laisser entrer qui que ce fût on acheva de se persuader qu'en effet la belle âme de m. de Voltaire était devant dieu. Enfin le lendemain quelqu'un qu'il avait envoyé s'informer secrètement de l'officier français rapporta qu'il s'appelait le chevalier de Lespine, qu'il allait repartir pour Avignon et que ce n'était point du tout m. de St Clair, frère de m. Lefranc de Pompignan, officier au régiment Dauphin qui lui avait fait dans une lettre de si terribles menaces. Alors m. de Voltaire fit ouvrir les portes de son château. Il reçut les compliments sur sa convalescence; mais il lui est resté un tremblement dans les mains qu'il aura peut être toute sa vie et qui l'obligera de se servir d'un secrétaire. Il lui faudrait un homme de confiance. On dit qu'il a jeté les yeux sur l'abbé de La Coste dont j'espère obtenir le rappel avec le sien.

J'ai l'honneur d'être &c.

Crammer