1760-09-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Élisabeth de Dompierre de Fontaine, marquise de Florian.

Je suis bien fatigué, ma chère nièce.
Mr le grand écuyer de Cyrus, mr le jurisconsulte, vous avez fait une course à Paris qui est d'une belle âme. Venir voir Tancrède, pleurer, et repartir c'est un trait que l'enchanteur qui écrira votre histoire et la mienne ne doit pas oublier. Nous venons aussi de jouer Tancrède de notre côté, et nous vous aurions cent fois mieux aimés à Tournay qu'à Paris. Je vous avertis que la pièce vaut mieux sur mon théâtre que sur celui des comédiens. J'y ai mis bien des choses qui rendent l'action beaucoup plus pathétique. Je n'ai pas eu le temps de les envoyer aux comédiens de Paris, et d'ailleurs on ne peut commander son armée à cent lieues de chez soi. Je vous avertis que je la dédie à made de Pompadour, non seulement parce que je lui ai beaucoup d'obligations, mais parce qu'elle a beaucoup d'ennemis, et que j'aime passionnément à braver les cabales. Vous avez pu juger par ma lettre au roi de Pologne si je sais dire hardiment des vérités utiles. Si je voyais votre ami mr de Silhouette, je lui dirais des vérités utiles; je lui dirais qu'il ne fallait pas dans un temps de crise faire trembler les financiers, qu'on ne doit intimider qu'en temps de paix; et j'ajouterais que si jamais il revient en place, il fera du bien à la nation; mais je doute qu'il rentre dans le ministère.

Je doute aussi que nous ayons la paix qui nous est nécessaire. J'ajoute à tant de doutes, que j'ignore si je pourrai vous aller voir à Hornoy. Il faut que je fasse le 2e volume de l'histoire du czar, dont je vous envoie le premier qui ne vous amusera guère. Rien de plus ennuyeux pour une parisienne que des détails de la Russie. En récompense, je joins à mon paquet deux comédies.

Mr le grand écuyer de Cyrus, l'histoire de la princesse de Russie est plus amusante que celle de son beau-père. Je suis au désespoir que ce soit un roman, car je m'intéresse tendrement à mad. d'Aubane.

Monsr le jurisconsulte, pensez vous que cette princesse morte à Petersbourg, et vivante à Bruxelles, soit en droit de reprendre son nom? Je vous avertis que je suis pour l'affirmative attendu que j'ai lu dans un vieux sermon que Lazare étant ressuscité revint à partage avec ses deux sœurs. Voyez ce qu'on en pense dans votre école de droit.

Pardon de ma courte lettre; il faut répéter Mahomet et l'Orphelin de la Chine. Le duc de Villars qui est un excellent acteur joue avec nous en chambre, afin de ne pas compromettre sur le théâtre la dignité de gouverneur de province.

Le théâtre de Tournay sera désormais à Ferney. J'y vais construire une salle de spectacle malgré le malheur des temps. Mais si je me damne en faisant bâtir des théâtres je me sauve en édifiant une église; il faut que j'y entende la messe avec vous, après quoi nous jouerons des pièces nouvelles. En un mot, il faut que je vous voie soit à Paris, soit à Hornoy, soit chez moi; aimez moi, car je vous aime de tout mon cœur tous tant que vous êtes.