19e xbre 1766
Mes divins anges, je ne veux point vous accabler des pièces qu'il faut coudre aux habits persans et scithes.
Cette occupation deviendrait insupportable, le mieux est d'achever le tableau dont vous avez l'esquisse, et de vous l'envoyer dans son cadre.
Comme je suis très jeune, et que j'ai les passions fort vives, j'ai envoyé cette fantaisie à mr le duc de Choiseul avant d'y avoir mis la dernière main; cependant, il en a été si content, qu'il ne balance point à la mettre au dessus de Tancrède.
Vous m'avouerez qu'en qualité de riverain suisse, je devais cet hommage à mon colonel. Je craignais beaucoup que Guillaume Tell ne fut précisément mon Indatire. Il était si naturel d'opposer les mœurs champêtres aux mœurs de la cour, que je ne conçois pas comment l'auteur de Guillaume a pu manquer cette idée. Je m'attendais aussi à voir mon Sozame dans le Bélisaire de Marmontel, on me mande qu'il n'en est rien. Qu'est donc devenue l'imagination? est ce qu'il n'y en a plus en France?
Mandez moi, je vous en prie, si la pomme de mr Le Mierre réussit autant dans le monde que celle de Pâris et celle de madame Eve.
Vous disiez autrefois que je ne répondais point catégoriquement aux lettres. Vous avez pris mes défauts, et vous ne m'avez pas donné vos bonnes qualités; c'est vous qui ne répondez point, car vous ne me dites seulement pas si mr le duc de Praslin à reçu le commentaire que je lui ai envoyé par mr Janel, et vous ne riez point assez de voir en quelles mains le premier envoi était tombé. On l'a lu, on en a été content, et on n'a pas voulu le rendre, en dépit du droit des gens.
Avez vous lu Eudocie ou Eudoxie de mr de Chabanon? en êtes vous satisfaits? Vous aurez une bonne tragédie de la Harpe, ou je suis bien trompé. Je corromps tant que je peux la jeunesse pour le service du tripot.
Le tripot de Genêve va fort mal; les médiateurs n'ont point réussi dans leur entreprise, ils sont très fâchés, ils menacent, tout cela tournera mal. Je crois que vous avez fort mal fait de ne point venir; vous auriez tout concilié, et la comédie qui ne vaut pas le diable aurait été au moins passable.
Je vous demande en grâce, quand vous ferez jouer Zulime à melle Durancy de la lui faire jouer comme je l'ai faite, et non pas comme melle Clairon l'a jouée. Ce mot de Zulime avec un cri douloureux: ô mon père! j'en suis indigne, fait un effet prodigieux. La manière dont les comédiens de Paris jouent cette scène est de Brioché.
comment ces malheureux ignorent ils assez leur langue pour ne pas savoir que cette répétition aux dépens, fait attendre encore quelque chose, que c'est une suspension, que la phrase n'est pas finie, et que cette terminaison, aux dépens de mes feux, est de la dernière platitude? Il n'y a pas jusqu'aux acteurs de province qui ne s'en aperçoivent. Melle Clairon avait juré de gâter la fin de Tancrède. J'ai mille grâces à vous rendre d'avoir fait restituer par melle Durancy ce que melle Clairon avait tronqué. Un misérable libraire de Paris nommé Duchesne a imprimé mes pièces de la façon détestable dont les comédiens les jouent; il a fait tout ce qu'il a pu pour me déshonorer et pour me rendre ridicule. De quel droit ce faquin a-t-il obtenu un privilège du roi pour corrompre ce qui m'appartient, et pour me couvrir de honte? Je vous avoue que cela m'est sensible. Je me suis précautionné contre les plus violentes persécutions, et j'ai de quoi les braver, mais je n'ai point de remède contre l'opprobre et le ridicule dont les comédiens et les libraires me couvrent. J'avoue cette sensibilité. Un artiste qui ne l'aurait pas, serait un pauvre homme.
Je ne sais plus ce que devient l'affaire des Sirven. Je crois que les lenteurs de Beaumont l'ont fait échouer. C'est bien pis que l'inepte insolence des comédiens et des libraires. C'est là ce qui me désespère; j'ai la tête dans un sac.
Les affaires de Genêve ne laissent pas de m'embarasser. J'y ai une grande partie de mon bien, toutes les caisses sont fermées. Je ne sais comment j'ai fait, moi pauvre diable, pour avoir une maison beaucoup plus grosse que celle de mr l'ambassadeur; il se trouve qu'à Tournay et à Ferney, je nourris cent cinquante personnes. On ne soutient pas cela avec des vers alexandrins et des banqueroutes.
Pardonnez moi de mettre à vos pieds mes petites peines; c'est ma consolation.
Respect et tendresse.