1760-07-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Florence Pétronille La Live, marquise d'Épinay.

A la belle philosophe, et à l'aimable Abacuc,

Non, il n'est point impossible que frère Diderot entre, et si cela est impossible, il faut le rendre possible.
Made de Pompadour peut le protéger, et si on veut j'en écris et j'en fais parler à made de Pompadour. Elle est très capable de cette belle action. Les dévots crieront! Frère Diderot peut les appaiser. Tous les gens de lettres seront pour luy. Quoy, après avoir hazardé la bastille avec courage, il n'aurait pas le courage d'essaier de confondre ses ennemis et les nôtres? Quelle pusillanimité! Il faut faire une brigue, une ligue, remuer ciel et terre, vaincre ou du moins jouir de l'honneur d'avoir combattu. C'est baucoup, c'est tout d'entrer en lice quand les infâmes prétendent qu'on n'ose se montrer. Dans presque touttes les entreprises il ne faut que de la hardiesse. Quoy, Sainte Foy aura le courage de traduire le journal crétien devant le lieutenant criminel, et l'auteur de l'enciclopédie n'osera pas demander une place à l'académie! Ma belle philosophe inspirez votre courage aux frères, et que les frères triomphent.

On avait envoyé de Paris la notte sur les remontrances de Lefranc, on l'a mise comme on l'a reçue; on n'a jamais eu ces remontrances sur les bords du lac. Lefranc est bien fier d'avoir fait des remontrances, mais on luy en fait aujourdui. Cela le rend peutêtre plus fier encore.

Il n'est donc pas vrai qu'on ait envoyé vingt deux jésuittes en paradis du haut d'une échelle, mais serait il vrai qu'un corps considérable eût été battu par les Hessois, Dawn par Luc, Bussi par les Anglais à Ponticheri? Cela est dur mais si les infâmes sont battus je me console. Mais je ne me console point d'être loin de ma belle philosophe et de mon cher Abacuc. Je la suis en idée dans ses beaux bois au bord de sa rivière, et mon idée est toujours remplie d'elle.

V.