[June/July 1760]
J'ai reçu fort tard la lettre par la quelle vous me reccomandez le jeune homme.
Je ferai mon possible pour lui faire sentir mon respect et mon attachement pour vous. Le Chevalier de Sagramoso travaille à cela d'accord avec moi.
Je vous dois en même tems bien des remercimens de votre lettre du 24 Mars, et du bon accueil que vous avez fait à mes recherches sur les arts et les lettres d'Italie. Je me doutois bien que vous auriez trouvé trop de profusion dans mon tribut, et que vous n'aviez pas besoin de tout ce que vous appellez mes richesses. Mais n'a pas qui veût le talent de peindre les hommes et les siècles d'un trait; Il faut avoir pour cela le vol et le regard de l'aigle, et les aigles sont rares en tout tems. Je ne connois qu'un écrivain qui soit lui seul l'homme unique et l'homme universel. La matière que je vous ai présentée est informe, mais c'est au génie créateur que je la présente. Cette persuasion et un peu de zèle national m'avoient fait ramasser ces notices sur les hommes illustrés, sur les belles-lettres &c…. Vous protégez de [telle] manière la liberté anglaise que je n'oserai plus y toucher, ni parler de l'hyppocrisie de vos chers amis. Je pourrois bien être comme cette honnête femme dont vous [me] parlez, mais avec une différence; c'est que j'ai connu plusieurs nations et des personnes de tout rang et de toute profession, et que je n'ai point de mari. Mon éducation m'a laissé assez libre, et les circonstances m'ont mis en pleine liberté….
Je parie après tout que vous ne voudriez pas vivre avec un peuple qui n'eût d'autre frein que la loi naturelle fût-il un peuple de beaux-esprits, fût-il tout composé de Montesquieux et de Voltaire. Examinez vous…. C'est peut-être un préjugé mais cinq ou six nations que j'ai vues de près et votre histoire générale m'ont convaincu qu'on a besoin de quelque chose de plus dans les Monarchies comme dans les Républiques….
Il est vrai que vous seriez un peu plus gêné en Italie qu'un Musulman un Athée ne l'est à Londres. Cependant je vous avouë qu'Inquisition pour Inquisition j'aimerois encore mieux celle dés Jacobins, qui ne brûle personne chez nous, que celle de Genêve contre Servet, celle de Hollande contre Barnevelt, et celle d'Elisabeth, d'Edouard, des Parlemens contre les Rois, les Reines et tant de personnes reconnues trop tard innocentes par leurs historiens même; je ne vous cite que des exemples anciens, mais vous avez de trop bons yeux pour ne pas voir ce que je veux dire. Les passions sur le thrône, où dans les sénats feront toujours des Auto da fé et des Croisades. Vous dites que la nation est guérie de ces horribles maladies; je le souhaite; mais je vois de tems en tems des simptômes, qui me font croire que cette fièvre revient aisément…… Vous connoissez les Rois…… Vous en avez fait l'expérience… d'autre connoissent les Républiques…. Mais j'aime le genre humain, et je veux en connoitre les défauts sans prévention et sans haine. On ne va pas en colère contre un pauvre malade, et si on lui appartient on est en garde contre les retours sur soi même. Je suis ravi de le voir en bonne santè, et de trouver des peuples, comme l'anglois, aussi utiles à la terre, aux sciences et au comerce…… Mais enfin ne croïez vous pas que l'homme a besoin d'une chaire, et que les peuples en ont besoin de cent…. Je ferois bientôt une déclamation, et je serai ridicule à force d'être Philosophe. Ah, Monsieur, qu'on ne sache pas du moins que j'ai osé parler à mr de Voltaire &c.