1760-06-17, de Jean Jacques Rousseau à Voltaire [François Marie Arouet].

Je ne pensois pas, Monsieur, me retrouver jamais en correspondance avec vous.
Mais apprenant que la lettre que je vous écrivis en 1756 a été imprimée à Berlin, je dois vous rendre compte de ma conduite à cet égard, et je remplirai ce devoir avec vérité et simplicité.

Cette lettre vous ayant été réellement addressée n'étoit point destinée à l'impression. Je la communiquai, sous condition, à trois personnes à qui les droits de l'amitié ne me permettoient pas de rien refuser de semblable, et à qui les mêmes droits permettoient encore moins d'abuser de leur dépôt en violent leur promesse. Ces trois personnes sont, Made de Chenonceaux, belle fille de Made Dupin, Made la comtesse d'Houdetot, et un Allemand nommé M. Grimm. Made de Chenonceaux souhaittoit que cette lettre fût imprimée, et me demanda mon consentement pour cela; je lui dis qu'il dépendoit du vôtre; il vous fut demandé, vous le refusâtes, et il n'en fut plus question.

Cependant M. l'Abbé Trublet, avec qui je n'ai nulle espèce de liaison, vient de m'écrire par une attention pleine d'honnêteté qu'ayant receu les feuilles d'un journal de M. de Formey, il y avoit lû cette même lettre, avec un avis dans lequel l'Editeur dit sous la date du 23 8bre 1759 qu' il l'a trouvée il y a quelques semaines chez les Libraires de Berlin, et que comme c'est une de ces feuilles volantes qui disparoissent bientôt sans retour, il a cru devoir lui donner place dans son journal.

Voilà, Monsieur, tout ce que j'en sais. Il est très sûr que jusqu'ici l'on n'avoit pas même ouï parler à Paris de cette lettre: Il est très sûr que l'exemplaire soit imprimé soit manuscrit tombé dans les mains de M. de Formey n'a pu lui venir médiatement ou immédiatement que de vous, ce qui n'est pas vraisemblable, ou d'une des trois personnes que je vous ai nommées: Enfin il est très sûr que les deux Dames sont incapables d'une pareille infidélité. Je n'en puis savoir davantage de ma retraite. Vous avez des correspondances au moyen desquelles il vous seroit aisé, si la chose en valoit la peine, de remonter à la source et de vérifier le fait.

Dans la même lettre M. l'Abbé Trublet me marque qu'il tient la feuille en réserve et ne la prêtera point sans mon consentement, qu'assurément je ne donnerai pas; mais il peut arriver que cet exemplaire ne soit pas le seul à Paris. Je souhaite, Monsieur, que cette lettre n'y soit pas imprimée, et je ferai de mon mieux pour cela. Mais si je ne pouvois éviter qu'elle ne le fût, et qu'instruit à tems je pusse avoir la préférence, alors je n'hésiterois pas à la faire imprimer moi-même; cela me paroit juste et naturel.

Quant à votre réponseà la même lettre, elle n'a été communiquée à personne, et vous pouvez compter qu'elle ne sera jamais imprimée sans votre aveu, que je n'aurai pas l'indiscrétion de vous demander, sachant bien que ce qu'un homme écrit à un autre il ne l'écrit pas au public. Mais si vous en vouliez faire une pour être publiée et me l'addresser, je vous promets de la joindre fidellement à ma lettre, et de n'y pas répondre un seul mot.

Je ne vous aime point, Monsieur; vous m'avez fait les maux qui pouvoient m'être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Geneve, pour le prix de l'azile que vous y avez receu; vous avez aliéné de moi mes concitoyens pour le prix des applaudissemens que je vous ai prodigués parmi eux: c'est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable; c'est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourans et jetté pour tout honneur dans une voirie, tandis que vivant ou mort tous les honneurs qu'un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, vous l'avez voulu: Mais je vous hais en homme encore plus dîgne de vous aimer si vous l'aviez voulu. De tous les sentimens dont mon coeur étoit pénétré pour vous il n'y reste que l'admiration qu'on ne peut refuser à votre beau génie, et l'amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talens ce n'est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect que je leur dois, ni aux procédés que ce respect exige. Adieu, Monsieur.