Geneve le 24e 7bre 1762
…Lors que j'étois en liaison avec le Professeur Tronchin, il me fit connoître un jour que Mr De Voltaire avoit fort envie de me voir.
Que voulés-vous, lui dis-je, que j'aille faire dans un lieu toujours plein de gens avec qui je n'ai aucune relation? Quand il s'y trouveroient cent personnes, me répondit-il, il n'y en auroit pas une seule pour vous. Je suprime le reste du dialogue pour vous dire en bref que j'y fus le lendemain, résolu de lui communiquer moimême ma critique sur ce qu'il avoit dit à la louange de l'Empereur Julien dans son Poëme intitulé La loi Naturelle.
Dès qu'il sçût mon arrivée, il vint me recevoir avec la plus grande politesse, & me prenant par la main pour me conduire dans un Cabinet, il débuta par me dire le plus obligeamment du monde: Vous croyés m'être inconnu? non, Monsieur, vous ne me l'êtes point, car vous avés fait souvent le sujet de nos entretiens des heures entières avec Mr Le Comte de Lautrêc. Là dessus Mr de Voltaire me dit les choses les plus flateuses. Voici mes propres expressions lors que je pû lui parler sans l'interrompre: Mais, Monsieur, je vous ai critiqué; et sortant mes Observations de ma poche, j'ajoutai: Ceux qui critiquent les Ouvrages des autres peuvent avoir l'un de ces trois motifs: ou de leur faire de la peine, ou de paroître avoir plus d'esprit qu'eux, ou de défendre la Verité: vous êtes trop pénétrant, Monsieur, pour ne pas reconnoître que c'est ce dernier but qui m'anime. Après ce court exorde, je commençai la lecture de la première question relative à Julien; Mr De Voltaire m'interrompit en me disant: J'ai une grâce à vous demander, c'est de me laisser vôtre Manuscrit pour 24 heures: je vous engage ma parole que je n'en abuserai point, que je n'en tirerai ni n'en ferai tirer aucune Copie; mais je souhaite le lire en mon particulier avec attention. Monsieur, lui répondis-je, je vous le prête avec plaisir pour trois fois 24 heures, désirant que vous le liziés trois fois; et comme je sais que l'Edition de vos Oeuvres est épuisée, si dans une nouvelle Edition vous corrigés les objets de ma critique, elle sera comme non avenue & je la suprimerai.
Je ne puis dire positivement s'il me le promit, mais il est certain que, bien ou mal fondé, je le quittai dans cette espérance. Et je vous prie, Mon cher Concitoyen, de bien remarquer ces deux choses qui m'y confirmèrent. L'une est le billet(vous en trouverés la Copie incluse) dont Mr de Voltaire accompagna mon Ouvrage en me le renvoyant cacheté; l'autre est ce que me rapporta Mr Cromelin peu de tems après, que Mr De Voltaire l'avoit assuré qu'il n'avoit jamais rien vû d'aucun Philosophe ni Théologien, qui l'eût autant satisfait sur la Religion Chrétienne.
Il est vrai que Mr Moultou, nonobstant ces belles apparences, ne s'attendoit à aucune correction. En effet, les connoissances que je me procurai dans la suite lors que je pensois à l'impression de vos Ouvrages, m'ayant mis à portée de savoir ce qui concernoit les éditions de ceux de Mr de Voltaire, j'apris qu'il s'en étoit fait deux depuis nôtre entrevue, auxquelles on avoit mis la date de la première pour jouïr sans doute de la permission. Je fus alors convaincu par l'expérience, que Mr Moultou connoissoit Mr de Voltaire beaucoup mieux que je ne l'avoit connu; et cette découverte m'ayant fait examiner plus attentivement ses Œuvres j'y vis pour la première fois les Chapitres des Juifs, des Empereurs Constantin, Diocletien, Julien et autres.
Frapé de ses tours insidieux contre la Religion Chrétienne, aussi bien que ceux de l'Auteur des Pensées philosophiques; bien loin de suprimer ce que j'avois déjà dit à ce sujet, je m'appliquai sémeusement à le déveloper, en l'appuyant sur des fondemens inébranlables qu'une recherche pénible m'a procuré: C'est le sujet des Chapitres de mon Livre qui sont précédés d'un Avertissement. Ce trait contribuer à vous faire mieux connoître le dangereux Cameleon qu'on nous a procuré pour Voisin….
Voilà ce qui m'a fait soutenir, comme je le soutiens encore, que le jugement de nôtre Magistrat contre vos deux derniers Livres, n'étoit non seulement point conforme à l'Edit, mais qu'il est partial, comparativement à ceux de Mr de Voltaire. Le mal que cet homme-là nous a fait est si grand; quelques-uns de nos Concitoyens se sont tellement laissé séduire par ses profanations ironiques des choses les plus respectables, que je me suis entendu soutenir à moi-même que Voltaire étoit l'Apôtre de la Vérité. Mon cher Concitoyen Jugez, de mon indignation & de ma douleur à l'ouïe de cette assertion, qui me fut réitérée!….
Je vous embrasse de tout mon coeur, & fais mille voeux au Ciel pour vôtre chère conservation & votre bien être.
Deluc