1760-06-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charlotte Sophia van Aldenburg, countess of Bentinck.

Je suis obligé de dicter, Madame, étant assez malade, mais il faudrait que je fusse mort pour ne pas vous remercier de vos bontés.
Il n'y avait pas, à la vérité, de feuilles de laurier dans vôtre Lettre, mais elle est pleine d'une bonté à laquelle je dois la plus vive reconnaissance; je vous supplie, Madame, d'ajouter à tous vos bons offices celui d'instruire Monsieur de Durazzo de mon état; c'est cet état cruel qui me prive de l'honneur de lui écrire.

Vous allez donc avoir de magnifiques fêtes à Vienne; je me flatte que les décorations du Théâtre seront ornées des drapeaux pris sur les ennemis; vous aurez beau avoir une belle musique Italienne, elle ne vaudra jamais les Cors enroüés d'une vingtaine de postillons crottés arrivant aux portes du palais sur des chevaux boiteux; et je ne serais pas fâché que le nouveau marié eût vû partir ces postillons.

Vous êtes bien heureuse, Madame, de voir quelquefois le géomètre si admirable en fait de triangles; c'est lui qui est véritablement philosophe, et philosophe aimable; ceux qui font de méchantes actions, et qui disent de grosses injures, ne sont ni géomêtres, ni philosophes.

Je voudrais, Madame, que vous eussiez gagné ce que Mr de la Trimouille a perdu; celà vous aiderait à solliciter vôtre procez. Sçavez vous bien, Madame, qu'il ne tiendrait qu'à moi d'avoir un procez à Vienne? J'ai recouvré tous les papiers qui servent à prouver le vol qu'on nous fit à Francfort, quand cette pauvre Madame Denis, avec son passeport du roy de France, fut trainée dans les boües par le nommé Shmitt, marchand de Francfort, Condamné Comme faux monnoyeur par une Commission Impériale, et Conseiller du Roy de Prusse? Mais ce n'est pas aux vieillards infirmes à se souvenir des montres et des voleurs, l'amitié dont vous m'honorez fait tout oublier. Vous sçavez qu'on a créé l'homme avec deux besaces, il faut mettre les plaisirs dans la besace de devant, et les chagrins dans celle de derrière.

J'ai Dieu merci, achevé mes petits châteaux; j'en jouis paisiblement, et je ne regrette rien au monde que d'être éloigné de vous; ne m'oubliez pas, Madame, auprez de Mr l'ambassadeur de France, et de Madame L'ambassadrice; vous voyez, que vous êtes ma protectrice en tout païs, excepté en Prusse, où les Dames sont si fières qu'elles ne protègent personne.

Madame Dénnis et moy nous sommes à vos pieds. Recevez mon tendre et profond respect.

V.