1756-05-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Cosimo Alessandro Collini.

Vous aurez donc, madame, votre procès à Vienne, vos meubles à Bâle, et votre personne à Venise.
Vous allez apprendre l'italien et vous goûterez bientôt le plaisir d'entendre monsieur Metastasio; mais il est triste d'apprendre sa langue loin de lui. Vous devenez donc savante. Vous fixez précisément l'endroit où Marc Aurele écrivait ses pensées sur les bords du Danube, permettez que je réponde à votre érudition par des sentiments.

Marc Aurele autrefois des princes le modèle,
Sur les devoirs des rois écrivait en ces lieux;
Et Therese fait à nos yeux
Tout ce qu'écrivait Marc Aurele.

Cela pourrait servir d'inscription aux masures de votre Cornuntum. Remarquez en passant, madame, que les empereurs romains auraient été bien étonnés, si on leur avait dit, qu'il y aurait un jour autant de politesse à Vienne qu'à Rome, avec d'autre mérite que les Romains ignoraient. Vous me demandez un nom pour la maison de campagne du comte Kaunitz, il serait beaucoup plus aisé de s'expliquer sur le maître que sur la maison. Je sais à quel point ses grâces et son esprit ont réussi à Paris. Je sais combien on l'y respecte et on l'aime. Je suis bien moins instruit sur ses jardins. Il les appelera comme il lui plaira, il est bien juste qu'on nomme les enfants que l'on a faits. Si vous êtes marraine vous vous servirez des noms d'agrément et de goût pour baptiser la maison. Vous dites que son jardin est en triangle, un géomètre voudra qu'on l'appelle triangle, un savant en grec le nommera Carite, qui revient à peu près à favori. Mon petit ermitage auprès de Genève s'appelle insolemment les Délices, parce que je vois le lac, deux rivières, une ville, cent maisons de campagne, et que j'ai des fruits excellents. Mais, madame, puisque vous allez sur la Brenata au lieu de venir vers mon lac, je vais changer le nom de ma retraite, elle s'appellera les Regrets. Je suis à présent dans mon autre ermitage et c'est dans ces deux maisons que j'essaie d'être philosophe, et que je continue de vous être attaché pour jamais avec le plus tendre respect.

Pardonnez moi, si j'ai dicté cette lettre, j'ai la fièvre et je suis de tous les malades celui qui vous est le plus dévoué.