1756-03-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charlotte Sophia van Aldenburg, countess of Bentinck.

J'étais si plein de vous, madame, de votre situation, du succez de vos affaires, lors que j'eus l'honneur de vous écrire, que toutte autre idée s'effaça de mon esprit.
Je vous plaignais d'essuier les longueurs d'un procez et je ne songeais pas combien le commerce de Monsieur de Durazzo pouvait vous consoler. J'ay eu l'honneur de le voir à Paris. Je sçai qu'on l'y regrette autant qu'on l'aime à Vienne. Je serai infiniment flatté qu'il veuille bien conserver quelque souvenir de moy. On ne doit pas se soucier baucoup dans la cour de L'incomparable Marie Terèse des sentiments d'un habitant des Alpes qui n'a guères de commerce qu'avec les truittes du lac de Geneve: mais quand mes sentiments passeront par votre bouche, ils ne seront pas sans prix.

Mr Metastasio est un homme unique en son genre, et ce n'est qu'en étant unique qu'on passe à la postérité. J'ose dire que je fus il y a longtemps le premier en France qui sentit tout son mérite. Je le mis hardiment au dessus de notre Quinaut qu'on regardait comme incomparable. Il est le seul qui ait su joindre aux agrémens de l'opéra les grands mouvements de la tragédie, il a vaincu des obstacles qui semblaient insurmontables. Il est triste pour l'Italie que le cigne de Naples n'ait chanté que sur les bords du Danube. Mais enfin le Danube est un plus beau fleuve, en tout sens que la Sprée. Il est vrai que mr Metastasio a un rival, c'est le roy de Prusse. Je crois vous avoir dit madame que ce prince a fait l'opéra de Mérope. Il ne tient qu'à moy de l'aller voir exécuter à Berlin le 27 de ce mois. Mais comme il n'y a pas d'apparence que l'impératrice chante dans cette pièce je me dispenserai du voiage.

Je rencontrai il y a dix huit mois un moine bénédictin qui avait été aumônier de l'empereur en Lorraine. Il revenait de Vienne et il avait fait le voiage par le coche uniquement pour voir son ancien maitre. L'empereur le combla de présens, et le mena à un opéra qu'on exécutait à huis clos. Mon dieu la belle actrice; disait le moine, la belle voix; la divine personne! C'est ma femme, luy dit l'empereur. Le bon homme pleurait de joye en me contant tout cela. On peut pleurer aussi en parlant d'une autre cour….

Passons vite à la cour de Russie. Envoyez moy madame touttes ces anecdotes, et le pour et le contre. Mais comment me les ferez vous parvenir? je m'en raporte à vous. Il y a à Geneve un vieux ministre qui a servi la Russie vingt ans, et qui débrouillera tout ce que vous m'enverrez.

Je compte sur vos bontez, mais point du tout sur votre retraitte en Suisse. Vous n'êtes pas si détachée du monde que moy madame. Si vous aviez vu mes Délices vous vous y feriez philosophe. Je suis honteux d'avoir une si jolie habitation, elle était digne de vous. Je vous la garde.

Adieu madame, mon tendre respect pour vous ne finira jamais.

V.