1760-06-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Palissot de Montenoy.

Je vous remercie, Monsieur, de vôtre Lettre et de vôtre ouvrage.
Ayez la bonté de vous préparer à une réponse longue; les viéillards aiment un peu à babiller.

Je commence par vous dire que je tiens vôtre pièce pour bien écritte; je conçois même que Crispin philosophe marchant à quattre pattes, a dû faire beaucoup rire, et je crois que mon ami Jean Jaques en rira tout le premier; celà est guai, celà n'est point méchant, et d'ailleurs le citoyen de Genève étant coupable de lèze-comédie, il est tout natured que la comédie le lui rende.

Il n'en est pas de même des citoyens de Paris que vous avez mis sur le Théâtre, il n'y a pas là certainement de quoi rire. Je conçois très bien qu'on donne des ridicules à ceux qui veulent nous en donner, je veux qu'on se déffende; et je sens par moi même que si je n'étais pas si vieux Messieurs Fréron et de Pompignan, auraient à faire à moi: Le premier pour m'avoir vilipendé cinq ou six ans de suitte, à ce que m'ont assuré des gens qui lisent les brochures; l'autre pour m'avoir désigné en pleine académie comme un radoteur, qui a farci l'histoire de fausses anecdotes. J'ai été très tenté de le mortifier par une bonne justification, et de faire voir que l'anecdote au masque de fer, celle du Testament du Roy d'Espagne Charles 2d et autres semblables, sont très vrayes, et que quand je me mêle d'être sérieux, je laisse là les fictions poëtiques.

J'ai encor la vanité de croire avoir été désigné dans la foule de ces pauvres philosophes qui ne cessent de conjurer contre l'Etat, et qui certainement sont cause de tous les malheurs qui nous arrivent; car enfin, j'ai été le premier qui ai écrit en forme, en faveur de l'atraction, et contre les grands tourbillons de Des Cartes, et contre les petits tourbillons de Mallebranche; et je défie les plus ignorans, et jusqu'à mr Fréron lui même, de prouver que j'aie falsifié en rien la philosophie Neutonienne; la société de Londres a aprouvé mon petit catéchisme d'attraction. Je me tiens donc pour très coupable de philosophie.

Si j'avais de la vanité, je me croirais encor plus criminel sur le raport d'un gros livre, intitulé, L'oracle des philosophes, lequel est parvenu jusques dans ma retraitte; cet oracle, ne vous déplaise, c'est moi; il y aurait là de quoi crever de vaine gloire; mais malheureusement ma vanité a été bien rabattüe quand j'ai vû que l'auteur de l'oracle prétend avoir diné plusieurs fois chez moi, prez de Lausanne dans un château que je n'ai jamais eu; il dit que je l'ai très bien reçu, et pour récompense de cette bonne réception, il apprend au public tous les aveus secrets qu'il prétend que je lui ai faits.

Je lui ai avoüé, par éxemple, que j'avais été chez le Roy de Prusse, pour y établir la religion chinoise; ainsi me voilà pour le moins de la secte de Confucius. Je serais donc très en droit de prendre ma part aux injures qu'on dit aux philosophes.

J'ai avoüé de plus à l'auteur de l'oracle, que le roy de Prusse m'a chassé de chez lui, chose très possible, mais très fausse, et sur la quelle cet honnête homme en a menti.

Je lui ai encor avoüé que je ne suis point attaché à la France dans le temps que le roy me comble de ses grâces, me conserve la place de son gentilhomme ordinaire et daigne favoriser mes terres des plus grands privilèges. Enfin j'ai fait tous ces aveus à ce digne homme pour être compté parmi les philosophes.

J'ai trempé de plus, dans la cabale infernale de l'Enciclopédie; il y a aumoins une douzaine d'articles de moi, imprimés dans les trois derniers volumes. J'en avais préparé pour les suivants, une douzaine d'autres, qui auraient corrompu la nation, et qui auraient bouleversé tous les ordres de l'Etat.

Je suis encor un des premiers qui aient emploié fréquemment ce vilain mot d' humanité, contre lequel vous avez fait une si brave sortie dans vôtre comédie. Si après celà on ne veut pas m'accorder le nom de philosophe, c'est l'injustice du monde la plus criante.

Voilà, Monsieur, pour ce qui me regarde.

Quant aux personnes que vous attaquez dans vôtre ouvrage, si elles vous ont offensé, vous faittes très bien de le leur rendre; il a toujours été permis par les loix de la société, de tourner en ridicule les gens qui nous ont rendu ce petit service. Autrefois, quand j'étais du monde, je n'ai guères vû de souper dans le quel un rieur n'exerçât sa raillerie sur quelque convive, qui à son tour faisait tous ses éfforts pour éguaier la compagnie aux dépends du rieur. Les avocats en usent souvent ainsi au barreau; tous les écrivains de ma connaissance se sont donnez mutuellement tous les ridicules possibles. Boileau en donna à Fontenelle, Fontenelle à Boileau. L'autre Rousseau, qui n'est pas Jean Jaques, se mocqua beaucoup de Zaïre et d'Alzire, et moi qui vous parle, je crois que je me mocquai aussi de ses dernières Epîtres, en avoüant pourtant que l'Ode sur les Conquérants est admirable, et que la pluspart de ses Epigrames sont très jolies: car il faut être juste, c'est le point principal.

C'est à vous à faire vôtre examen de conscience, et à voir si vous êtes juste en représentant messieurs D'Alambert, Duclos, Diderot, Helvétius, le Chevalier de Jacourt, et tuti quanti, comme des marauts qui enseignent à voler dans la poche.

Encor une fois s'ils ont voulu rire à vos dépends dans leurs livres, je trouve très bon que vous riez aux leurs; mais pardieu la raillerie est trop forte; s'ils étaient tels que vous les représentez, il faudrait les envoyer aux galères, ce qui n'entre point du tout dans le genre comique. Je vous parle net, ceux que vous voulez déshonorer passent pour les plus honnêtes gens du monde; et je ne sçais même si leur probité n'est pas encor supérieure à leur philosophie. Je vous dirai franchement, que je ne sçais rien de plus respectable que Mr Helvétius, qui a sacrifié deux cent mille livres de rente, pour cultiver les lettres en paix. S'il y a dans un gros livre avancé une demi douzaine de propositions téméraires, et malsonnantes, il s'en est repenti, sans que vous dussiez déchirer ses blessures sur le théâtre.

Mr Duclos, secrétaire de la première académie du Royaume, me parait mériter beaucoup plus d'égards que vous n'en avez pour lui; son livre sur les mœurs n'est point du tout un mauvais livre, c'est surtout le livre d'un honnête homme. En un mot, ces messieurs vous ont-ils publiquement offensé? Il me semble que non. Pourquoi donc les offensez vous si cruellement?

Je ne connais point du tout Mr Diderot, je ne l'ai jamais vû, je sçais seulement qu'il a été malheureux et persécuté; cette seule raison devait vous faire tomber la plume des mains.

Je regarde d'ailleurs l'entreprise de l'Enciclopédie comme le plus beau monument qu'on pût élever à l'honneur des sciences; il y a des articles admirables, nonseulement de mr D'Alambert, de mr Diderot, de mr le Chevalier de Jocourt, mais de plusieurs autres personnes, qui sans aucun motif de gloire ou d'intérêt, se sont fait un plaisir de travailler à cet ouvrage.

Il y a des articles pitoyables, sans doute, et les miens pourraient bien être du nombre, mais le bon l'emporte si prodigieusement sur le mauvais, que toute l'Europe désire la continuation de l'Enciclopédie. On a traduit déjà les premiers volumes en plusieurs langues; pourquoi donc joüer sur le théâtre un ouvrage devenu nécessaire à l'instruction des hommes, et à la gloire de la nation?

J'avoüe que je ne reviens point d'étonnement de ce que vous me mandez sur mr Diderot. Il a, dites vous, imprimé deux libelles contre deux Dames du plus haut rang, qui sont vos bienfaictrices; vous avez vu son aveu signé de sa main; si celà est, je n'ai plus rien à dire, je tombe des nües, je renonce à la philosophie, à tous les livres, et je ne veux plus penser qu'à ma charüe et à mon semoir.

Mais permettez moi de vous demander très instamment des preuves, souffrez que j'écrive aux amis de ces Dames; je veux absolument sçavoir si je dois mettre ou non, le feu à ma bibliotèque.

Mais si Diderot a été assez abandonné de Dieu pour outrager deux Dames respectables, et qui plus est, très belles, vous ont elles chargé de les vanger? Les autres personnes que vous produisez sur le théâtre avaient ils eu la grossièreté de manquer de respect à ces deux Dames?

Sans avoir jamais vû Mr Diderot, sans trouver le père de famille plaisant, j'ai toujours respecté ses profondes connaissances; et à la tête de ce père de famille, il y a une épîtreà madame la princesse de Nassau, qui m'a paru le chef d'œuvre de l'Eloquence, et le triomphe de l' humanité, passez moi le mot; Vingt personnes m'ont assuré qu'il a une très belle âme. Je serais affligé d'être détrompé, mais je souhaitte d'être éclairé.

La faiblesse humaine est d'apprendre
Ce qu'on ne voudrait pas savoir.

Je vous ai parlé, Monsieur, avec franchise; si vous trouvez dans le fonds du Coeur que j'aye raison, voyez ce que vous avez à faire. Si j'ai tort, dites le moi, faites le moi sentir, redressez moi. Je vous jure que je n'ai aucune liaison avec aucun Enciclopédiste, excepté peut être avec Mr d'Alambert, qui m'écrit une fois en trois mois des Lettres de Lacédémonien; je fais de lui un cas infini; je me flatte que celui là n'a pas manqué de respect à mesdames les princesses de Robec et de La Mark. Je vous demande encor une fois la permission de m'adresser sur cette affaire à Mr D'Argental.

J'ai l'honneur d'êtreb monsieur avec une estime très véritable de vos talents et un extrême désir de la paix, que Mrs Freron, de Pompignant et quelques autres m'ont voulu ôter

Votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire gentilho͞e orde du roy