24 Mars 1760, par Genève aux Délices
Je ne suis plus de ce monde cy, Madame, et mes maladies me mettent un peu sur les Confins de l'autre; que puis-je au fonds de mes vallées, entouré de montagnes qui touchent au ciel?
Je ne puis guères que le prier de m'envoier du Soleil. Je suis plus loin encor des grâces des roys, que des grâces de Dieu. Il ne faut s'attendre dans ce monde cy, ni aux unes, ni aux autres; elles tombent, comme la pluie, au hazard, et souvent mal à propos; je n'ai à Paris aucune Correspondance suivie; mr Tiriot m'écrit une fois en six mois; un Commerce avec les gens de lettres est dangereux, et avec les grands très inutile; le parti de la retraitte la plus profonde, est le plus Convenable pour quiconque est guéri des illusions, et qui veut vivre avec soi mème. Je sens tout vôtre mérite, Madame, et plus j'y suis sensible, plus je vous plains d'en chercher à Paris la récompense, elle ne s'y trouve pas. Mlle du Chap peut faire sa fortune à vendre des blondes, et d'autres personnes à vendre leur mines; mais l'esprit, les Connaissances, le vrai mérite, n'ont point de débit, ils ornent la fortune et ne la procurent point; vous ne trouverez dans cette grande ville, que des gens occupés d'eux mêmes, et jamais de la triste situation des autres, si ce n'est peut être pour s'en divertir; je crois que Paris n'est bon que pour les fermiers généraux, les filles et les gros bonnets du Parlement, qui se donnent le haut du pavé. La Littérature n'est à présent qu'une espèce de brigandage. S'il y a encor quelques hommes de génie à Paris, ils sont persécutez, les autres sont des Corbeaux qui se disputent quelques plumes de cigne du siècle passé qu'ils ont volées, et qu'ils ajustent Comme ils peuvent à leurs queües noires; vous me citez made de Grafigny, mais elle est morte de Chagrin. Il faut être à Paris madlle Le Duc, ou s'enfuir. J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous dois, Madame, Vôtre très humble et très Obéissant serviteur.
V.