à notre métairie 21 mars 1760
Ma très honorée damoiselle,
J'ay bien reçu celle qu'il vous a plu m'écrire avec l'incluse de la chère damoiselle Fiderci.
C'est dommage qu'elle ait tant de caprices comme mon cousin a toujours eu l'honneur de vous le dire. Son mariage entre nous n'a pas l'air de se conclure sitôt. On luy proposait pourtant un beau garçon et vous savez qu'elle ne hait pas les beaux garçons. Mais voyez vous, elle n'est pas assez craignant dieu. Il arrivera du grabuge. C'est moy qui vous le dis mademoiselle. Cette personne là était bien élevée et paraissait avoir de beaux sentiments. Le monde l'a gâtée. Il ne tenait qu'à elle de vivre la plus heureuse personne du monde: elle a dépensé son bien en passant pour avare. Il y a là une mauvaise étoile. Cela finira mal mademoiselle. Son oncle le capitaine de vaissau a mieux conduit sa barque. Pour mon cousin je vous avouerai qu'il n'a pas le sens comun et qu'il se ruine en se faisant moquer de luy. Il tire toujours sa poudre aux moineaux, bat les buissons pour qu'un autre prenne les oisillons, fait de cent sous quatre livres, et de quatre livres rien. On ne voit que des sottises dans presque touttes les familles. Que vous êtes heureuse ma chère et honorée damoiselle d'être auprès de madame la duchesse! Tredame! c'est un modèle de bonté et de vertu. Si je n'étais pas si vieille et si infirme j'irais vous voir et je prierais la respectable madame de Bukvald de me mettre aux pieds de son altesse sérénissime. Le bruit a couru dans nos quartiers que ses augustes enfans représentent une comédie d'Amerique. Cela s'appelle je crois Alshire. Je ne sçais pas si c'est en allemand, mais je crois que c'est en françois, car on parle admirablement bien la langue françoise dans le palais de S. A. S., et je n'ay pas trouvé qu'on eût le moindre accent. Il faut que madame la duchesse ait bien de la raison et de l'esprit mademoiselle car elle a trouvé le secret de préserver son pays des horreurs de la guerre dans le temps que tant d'autres pâtissent. Je luy souhaitte touttes sortes de prospéritez car elle les mérite, car elle est adorable. Mon beau frère Rigourney et ma tante Bougeant vous saluent. Nos terres ont rapporté bien peu de grain cette année, il faut se consoler et espérer, et je suis bien humblement votre servante
Lamentier