Ce 6 mars [1760], des Délices

Vous m'avez fait grand plaisir, monsieur, de me donner de vos nouvelles.
Je voudrais que votre santé vous permît dans la belle saison de faire un tour aux Délices. En venant dans votre chaise de poste doucement vers le mois de mai ou juin croyez vous que cela pût vous faire du mal, et ne penseriez vous pas que quelque conférence avec le grand Tronchain ne pourrait pas vous être utile dans le courant de votre vie, surtout après les maux dont vous avez été menacé? Je ne suis point enthousiaste de Tronchain. Il y a cinq ans que je le vois manœuvrer en l'examinant pas à pas sans prévention. Je ne le crois pas meilleur que nos Dumoulin, Chirac et autres pour les maladies aiguës. Il en guérit et il en meurt entre ses mains; mais, pour ce qui se nomme maladie chronique, comme hydropisie, scorbut, obstructions, dissolutions du sang et autres maux, où les médecins n'entendent rien, j'ose dire qu'il a une supériorité si marquée, une sagacité et une connaissance si fort au dessus de ses confrères que je ne puis m'empêcher de l'admirer et de désirer que mes amis soient à portée de le consulter. Faites bien vos réflexions sur cela, monsieur, et croyez que je suis bien fondée sur ce que je vous dis. Je ne vous parle point du plaisir extrême que j'aurais de vous voir, de l'extrême envie que j'ai de causer avec vous, du chagrin que votre absence me cause sans cesse. Je ne veux point que ces considérations en vous déterminant puissent vous causer la moindre gêne et la plus petite fatigue; mais je veux très sérieusement que vous songiez à prolonger vos jours et qu'ensuite vous m'aimiez beaucoup, parce que je vous suis tendrement attachée pour ma vie.

Nous avons passé l'hiver assez solitairement aux Délices, c'est à dire que nous avons eu peu de monde à coucher, mais presque toujours à dîner quelqu'un qui vient nous voir de la ville. Le temps du plaisir dans ce pays c'est l'été: il y a cent maisons de campagne à une portée de fusil pour ainsi dire de la ville qui sont toutes occupées. Nous jouerons la comédie tout l'été, et c'est presque le seul plaisir que j'aie dans ce pays-ci. Thybouville m'a envoyé sa tragédie: je ne suis point étonnée de sa lourde chute; l'intérêt est absolument manqué. Je n'ai rien lu de si froid en voulant toujours être chaud, surtout les trois premiers actes. Le grand malheur c'est qu'on ignore le motif qui fait agir et la reine et le prince et le ministre; que l'amour principal ne suit en aucune façon la marche du cœur; que le sujet est vide, et la pièce trop longue. Notre ami n'est pas fait pour le théâtre: c'est un talent que l'on ne se donne point.

On nous mande que Spartacus s'est relevé. Mon oncle n'a point trop d'envie de donner sitôt Aménaïde. Il dit que ce temps-ci n'est pas propre au plaisir et qu'il faut attendre la paix. Je ne vous parlerai point de la pièce: venez la voir si vous en êtes curieux; je vous la jouerai; le rôle de la femme est [?beau], mais il demande un art consommé. C'est de tous les rôles de mon oncle celui qui m'a causé le plus de travail, et il y a des endroits qui ne souffriraient pas la médiocrité d'une actrice. Vous en avez une si parfaite actuellement qu'elle portera le rôle aux nues. Mais il ne faut pas se flatter qu'il vaille le rôle d'Hidamée. Je n'en connais point de si avantageux, de si facile à bien jouer pour une bonne actrice, et de si beau au théâtre. Je le prouverai cet été, car je compte le jouer. Mon oncle travaille toujours beaucoup: il fait cent choses différentes à la fois; son génie ne tarit point. Il a paru une certaine lettre dans le Mercure que j'aurais autant aimé qu'il eût supprimée. Mon cher abbé, je ne peux plus rien empêcher dans ce genre. J'en suis si convaincue que très souvent j'évite de lire ses manuscrits. L'âge lui a donné une opiniâtreté invincible contre laquelle il est impossible de lutter: c'est la seule marque de vieillesse que je lui connaisse. Ainsi soyez sûr que, lorsque vous verrez des choses qu'il serait à désirer qu'il ne fît point, que je gémis sans pouvoir y apporter remède. Si je n'étais point sensible je serais fort heureuse. Il a de très bonnes façons pour moi pourvu que je ne lui fasse pas la plus petite objection sur rien: c'est le parti que j'ai pris, et je m'en trouve bien. Je suis très contente de m^lle de Basincour: c'est précisément ce qu'il me fallait; elle est douce et a beaucoup de raison. Elle vous fait mille remerciements de vos bontés pour elle.

M^r Thybouville me mande qu'il vous a parlé de ses affaires. Il se loue fort du maréchal de Belisle. Tâchez de lui mettre dans la tête de diminuer sa dépense.

Adieu, monsieur. Ecrivez moi à vos heures perdues. Parlez moi de votre santé; je m'y intéresse vivement. Mon oncle vous aime toujours. Comptez sur moi comme sur vous même, et aimez moi comme je vous aime.