1759-11-28, de Nicolas Claude Thieriot à Voltaire [François Marie Arouet].

Est ce l'augmentation des ports de lettres qui rend les vôtres si rares, mon très illustre ami?
N'ayés aucun égard je vous conjure, à ma médicore fortune pour cette dépense qui de toutes celles que j'ai à faire en est la plus agréable. Depuis neuf mois bientôt que je me suis retiré ici, vous ne m'avés écrit que deux fois. Quelques uns de vos ouvrages ont remplacé ce vuide, et la femme qui a raison me mit hier de très bonne humeur. C'est une comédie qui doit plaire au théâtre comme à la lecture, mais si vous nous envoyés du bon comique, vous voyés que nous faisons ici de bonnes bouffoneries, et que les Encyclopédistes ont étrillé frère Berthier à peu près comme vous avés persiflé autrefois un Presidt d'Académie qui n'étoit qu'un fat et un charlatan. Celui ci est un fanatique que je crois aussi embarrassé de répondre que l'autre. Los Pâdres ses Confrères sont très contrits de ce qu'il s'est attiré ces brocards dans les circonstances présentes, et je sais que le frère n'est pas à s'en repentir. Cette brochure s'est vendüe à tous les carrefours et les plaisanteries en ont fort réussi.

Il s'est répandu aussi un receuil de Vers qui a été fort goûté. Il contient un Voyage en prose et en Vers de feu M. le Comte de Plélo, des ouvrages très agréables de M. de St Lambert, de M. Des Mahis et de leurs amis. Ce sont de jolis favoris des Muses, et des Disciples que vos ouvrages ont formé.

On attend vers la fin de Janvier l'histoire des Russies et de Pierre le Grand. Un Libraire de Paris m'est venu proposer Cent Louis, si je pouvais en obtenir de vous une copie envoyée feuille par feuille imprimée. Je lui ai répondu que je croyois cette affaire impraticable, parceque vous aviés des engagements sans doute aux quels il n'étoit pas possible de manquer.

Vos espérances et les Nôtres sur l'administration de M. de Silhoüete se sont bientôt évanoüies. Il est inconcevable après cette belle opération des actions des fermes si mal soutenüe, et qui eût été une ressource pour un homme de Génie, qu'il ait accumulé tant de plattes manoeuvres. Il n'est pas possible de rassembler plus d'ignorance et de présomption. Il a détruit entièrement le crédit. Le Roi a forcé M. Bertin de prendre le Contrôle général. Il ne l'a accepté qu'en demandant un Conseil qu'il se formera de quatre persones choisies. On est ici dans la plus grande consternation. Le Combat de M. le Maréchal de Conflans renverse tous les projets des descentes de M. le Duc Daiguillon et des autres. On ne [sait] où on en est, et on ne conçoit pas encor ni le Mal n[i] le remède. Que vous êtes heureux, mon cher ami, de vivre dans un pays tranquile et loin de tant de malheurs dont on ne voit pas la fin. Hélas, si vous n'y étiés pas, vous désireriés bien fort d'y être. Je vous embrasse de tout mon coeur et portés vous bien.

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