à l'Arsenal 4 octb [1759]
Vous n'êtes point le rat des champs, mon très illustre ami, mais un seigneur châtellain juste, humain, compatissant, généreux, bienfaisant et qui méritera une seconde vie encor plus heureuse et plus délicieuse que celle cy.
Je crois aussi que ces gens à pendre qui désolent la terre et ses habitans à coups de plume et à coups de cannon passeront cette seconde vie dans une désolation plus affreuse et plus durable que celle qu'ils exercent. Toutes nos affaires vont de toutes parts si fort de mal en pis qu'il fault espérer que l'ordre en va renaitre. Je crois cependant que nous avons encor plus d'argent que de sens commun. L'un et l'autre à la vérité sont bien resserrés. M. Silhoüette a perdu à la fois son crédit et sa réputation. Il n'a pas sû faire valloir cette belle et heureuse opération des actions des fermes qui lui fournissoit 144 millions à la fois en conservant le crédit d'un effet aussi bien fondé. Il pouvoit débarrasser en même tems l'état de 40 millions des autres papiers en les faisant placer en contrats sur les Etats de Bretagne à cinq pour cent. Il paroit au contraire par les Edits qu'on ne peut pas avoir moins d'habileté et de ressources. M. de Forbonais et lui ont plus de théorie que de pratique. Ils ont ramassés tous les projets que les ministères précédents avoient rejettés comme pleins de minuties, d'entrâves et de difficultés fort onéreuses pour l'agriculture et le commerce. Les actions des fermes, quoiqu'on en paye les six premiers mois perdent plus de dix pour cent. Les Compagnies sur les quelles il se fondoit pour l'exécution des Edits lui manquent. Il a été contraint de donner déjà des arrêts du Conseil pour continuer les choses comme elles étoient jusqu'au premier janvier. Les Parlements des Provinces n'admettront point les Edits. Il fault des moyens plus faciles que ceux qu'on présente, car on est disposé à donner, il ne s'agit que de rétablir le crédit, et c'est ce qu'on n'attend point d'un homme qui n'a pas sû le maintenir.
L'histoire des Jesuites en 4 vol. n'est pas de fraiche datte. Il y a trois ans qu'elle a été achevée. Il a paru depuis peu les jésuites convaincus de crime de lèze Majesté par Théorie et par pratique. C'est un livre dont il y a très certainemt des exemplaires à Geneve. On en a fait un extrait en brochre que je voudrois bien retrouver. Il y a aussi un livre en 2 Vol. sous le titre de Problème de la Morale dont j'ai ouï parler avec distinction. Il s'est publié aussi une grande quantité de brochures depuis l'affaire de Portugal parmi les quelles il y en a de bonnes.
Il me paroit par différents avis que l'histoire de Pierre le Grand paroitra au commencement de l'année prochaine. On a si peu de connoissances certaines sur ce grand Empire de Russie qu'on en espère de vous plus que tous les Ecrivains qui nous en ont voulu instruire.
M. le Marquis de Paulmy n'a guères le loisir de philosopher. Il est tout absorbé dans les affaires de l'Ambassade qu'il va faire. Il m'a dit de vous offrir ses services dans ces pays là. Je le plains d'abandoner un aussi agréable séjour que celui qu'il possède, où il a dix huit pièces de plain pied avec la plus belle vüe et le meilleur air des bords de la Seine, une bibliothèque nombreuse et variée. Il risque sa santé très délicate et celle de sa femme qui a beaucoup de mérite et d'agréments, et fort peu de goût pour les Négociations. Nous sommes une demie douzaine de Philosophes dans son voisinage qui n'aprouvent pas non plus que M. le Comte Dargenson son ardeur pour la Politique; je ne voudrois point prendre les intérest d'un Roi détrôné et raccomoder les sotises du plus mince et du plus ridicule de tous les Ministres de ce siècle; enfin je ne voudrois point de sa place après avoir occupé celle du Ministre de la Guerre.
M. le Présidt de Pompignan va donc nous faire l'éloge du Présidt de Maupertuis. L'orateur sera plus occupé de lui que de son prédécesseur qui a été on ne peut pas moins regretté.
Je me plais de plus en plus dans ma retraite, mais l'établissemt du ménage du Philosophe, quoique sans luxe, lui fait dire de tems en tems, curtœ tamen nescio quid, semper abest rei. Dès que mes Dieux Lares seront bien fondés, j'espère que vous voudrés bien me recevoir chés vous dans ce séjour de la Gloire et de l'amitié où j'aspire depuis si longtems. Portés vous bien mon très illustre ami, je vous embrasse de tout mon coeur.
Thieriot