1759-08-04, de Marie Louise Denis à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Je suis fort aise Monsieur de vous savoir dans votre jollie terre.
La solitude donne l'essor à votre génie. Vos vers sont charmes. Mon oncle en a été très contant. Vous avez des talens et vous les exercez. Vous êtes auprès des foudres de guerre et vous vivez en paix dans vos bocages. Votre imagination est toujours la même et je vous en félicite. Ne dites point trop de mal de Paris, il a ses défauts, mais il a son mérite. Je ne l'aimerais pas toujours. Cependant quel que fois il est bon, et son apsence total rouille sur près que tout ce qui fait l'agrément de la société. Je trouve que vous partagez très bien votre vie, la miene est plus uniforme, mais je vis avec un homme qui par sa prodigieuse imagination parait toujours nouvau.

Il est plus aimable depuis quelque mois. Ce voiage de Mme de Fontaine lui avait bouleversé la teste. Actuelement pourvu que j'aplaudisse à toutes ses fantésies, quelque dérésonables qu'elles puissent être, nous sommes très bons amis, et c'est le parti que j'ai pris. Je conviens qu'il se ruine, depuis deux ans il a dépencé plus de sinq cent mille livres dont il ne restera rien que la terre qu'il m'a donné qui lui revient à 140000lt avec les lots évantés. Il faut la bâtir, ce qui coûtera encor aumoins 40000lt et si moi ou les miens sont obbligés de vendre cette terre précipitament, on en aura pas 40 mille écus. Mais c'est quel que chose que cette somme. J'ai eu le bon sens de me faire sur mes épargnes depuis que je suis ici 2 mille livres de rente viagère et de me donner quelque diamans. Vous voiez qu'avec cela et ce que j'avais par moi même je ne peux pas menquer. Lui, comme il a beaucoup de rente viagère, il ne peut se ruiner, ainsi je suis résolue de le laisser faire et de trouver tout très bien. J'oubliais de vous dire que j'ai encor huit mille livres de rente viagère d'assuré sur le prince de Virtinberg. Quoi que mon Oncle soit très bien paié, je n'ai pas une très grande confience dans ce bien, mais en tout, je n'ai pas lieu d'être inquiète. Je suis très convaincue qu'il faut de l'esence pour être heureux, mais que les grandes fortunes nuisent plus au bonheur qu'elles n'y ajoutent. Voilà mon état au vrai Mon cher ami et je ne veux rien avoir de caché pour vous. Ce qui me désole dans tout ceci c'est que sans toutes les aquisitions folles que mon Oncle a faites dans ce pais nous pouvions retourner agréablement à Paris. Il est très bien auprès de Mr de Choiseuil et de Mme de Pompadour et il ne tiendrait qu'à lui de revoir sa patrie. Il faut se consoller en imaginant qu'il sera peut être plus heureux ici qu'il n'aurait été à Paris. Je ne doute pas que nous n'y allions faire un tour avant qu'il soit deux ans. Je vous avoue que je serais enchantée de vous y voir. Mon cher ami je ne sçai comment cela s'arrengera, mais je crois que nous finirons ensemble nos vieux jours, peut être y ferons nous résoudre mon Oncle. Vous étes notre ami comun et lorsque de fosses et très fosses idées pouront sortir de sa teste, rien ne serait plus facile. Je sçai que vous lui avez écrit, il me l'a dit, mais il ne m'a pas montré votre lettre, et je n'ai point marqué d'empressement pour la voir.

Mlle Fel, qui a quité l'opera depuis peu, est venue a Lion chanter au concert pendant un mois, ce qui lui a valu 5 mille francs. Je l'ai engagé de venir à Geneve. Nous l'avons reçue aux Delices où nous l'avons gardée un mois, elle a donné quel que concert à Geneve et en a remporté tous frais faits 50 louis. C'est une fille aimable indépendament de son talent. Elle m'a amusée, m'a parlé de mon ancien païs, m'a fait rejouer du clafecin, et j'ai été enchantée de la voir.

Mon oncle a comme vous savez une terre à une petite lieux de Geneve qu'il a achetée à vie du présidand de Brosse. Nous y construisons un petit théâtre et nous y jouerons la comédie avant qu'il soit un mois. C'est un plaisir vif pour moi et je me suis trouvée sans m'en douter un peu de talent pour le tragic. Mais il faut former des acteurs et ce n'est pas une petite besogne.

J'ai vu aujourdui Mme Depinet. Nous avons parlé de vous, elle m'a dit qu'elle avait été à Launay, que s'étoit une petite maison de philosophe charmente. Elle dit qu'elle est parfaitement guérie. Elle retourne à Paris au mois d'octobre. Je vais vous confier un secret bien extraordinaire dont je vous prie de ne point parler à qui que ce soit, par ce qu'elle en fait mistère à sa Mère, à son mari et à tous les gens qui prenent intéres à elle. Tronchain l'inocule après demain. Je vous avoue que j'ai été confondue aujourdui lors qu'elle m'en a fait confidance. Cependand rien n'est si vrai. Je tremblerais si je ne connoissais pas Tronchain pour l'homme le plus prudand. Au reste elle aime Geneve passionément et est désolée de retourner à Paris. Quoi que ce païs ci soit très agréable, il me semble que si j'en sortais pour aller retrouver mon Oncle et mes anciens amis je ne serais pas si affligée qu'elle.

Apropos la petite Basincour m'écrit que vous avez été la voir à son couvant. En avez vous été contante? Elle m'écrit des choses très agréables. Cette fille a de l'esprit. Je voudrais pouvoir lui faire du bien. Lors que Fernex sera bâti et que nous y serons rengée je ferai de mon mieux pour la faire venir auprès de moi. Je connais son esprit mais malheureusement son caractère ne m'est pas si connu, cependand j'en ai bonne oppinion.

Connoissez vous une tragédie en prose en trois actes qui se nomme la mort de Socrate? Elle parait depuis peu. Elle est de qui vous savez. Vous sentez que le sujet est scabreux et ne peut se risquer au théâtre. Cela est moitié tragique, la femme de Socrate est comique, l'ouvrage est dans le goût englais et ne peut s'avouer, ainci gardez moi le secret.

Mon oncle a fait une tragédie nouvelle très intéressante à mon gré, c'est une chevalerie. L'amour y tient la première place, les rimes sont mêlées. Il lui a semblé que cela était plus naturel mais je crains que cela n'aute de la force et de la rondeur dans le stile. Peut être me trompaije, je serai plus sûre de mon fait quand j'aurai joué le rôle. En tout elle est très touchante. Adieu, je suis une bavarde, mais je vous aime de tout mon coeur. Lors que vous m'écrirez des choses que vous ne voudrez pas qui soient lues, adressez moi vos lettres à Mme Pictet Cramer, à st Gean à Geneve. Elle me rand toujours vos lettres très exactement et c'est une femme dont je suis très sûre. Lors qu'il n'y aura rien qui ne puisse être lu par mon Oncle envoiez les à mon adresse. Adieu, donnez moi de vos nouvelles.