au châtau de Ferney par Geneve 16 avril [1759]
J'ay fait monsieur passer votre lettre au prêtre huguenot de Berlin qui n'aurait point accepté le beau chappelet dont vous avez daigné vous pourvoir.
Le professeur Shœpfling, autre huguenot, a pourtant parmi ses raretez un crucifix qui m'a appartenu. Je suis bien aise que de mon vivant, mes reliques aient quelque crédit, et que mon chapelet de Geneve ait édifié Rome. Je souhaitte qu'il vous ait tenu lieu dans votre voiage de L'oraison de st Julien, et que vous ayez eu autant de bonnes fortunes que mon chappelet a de grains. Vous avez rendu témoignage à ma foy en Italie. Je craignais d'être cuit par l'inquisition, mais grâce à la justice que vous m'avez rendue, je voi que je ferai des miracles si je voiage en terre papale.
Qui diable a pu dire à M. le maréchal de Richelieu que je faisais une tragédie d'un marin anglais arquebuzé à bord d'un vaissau à Portsmouth? Ce sujet ne me paraît bon que pour des matelots de la Grande Bretagne.
Soyez le bien revenu monsieur dans votre patrie. Mais je suis très fâché que vous n'ayez pas repassé par mon hermitage. Je l'ay aggrandi de deux belles terres que j'ay achetées sur la frontière de France, et qui se touchent. Je suis devenu un grand partisan de la nouvelle charue et du nouvau semoir et je fais des expériences d'agriculture. On n'est point dans de tels ouvrages exposés aux siflets comme quand on fait des tragédies. On n'est exposé qu'au maudit vent du nord qui règne souvent dans ce pays cy, et qui attriste la plus belle situation de la nature. Vous avez vu de plus beaux climats mais à tout prendre je crois qu'il faut donner la préférence à la retraitte que j'ay choisie puisque j'y suis libre et heureux.
Je vous y regrette monsieur, et je me souviendray toujours de l'honneur que vous m'avez fait.
Recevez les assurances de l'estime et de l'attachement que vous avez inspirez au Suisse
V.