1759-04-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Élisabeth de Dompierre de Fontaine, marquise de Florian.

J'espère, ma chère nièce, que ma lettre vous trouvera à Paris, et que vous aurez fait un très agréable voyage, vous et les vôtres.
Je ne dis pas que vous soyez revenue avec un excellent estomac; ce n'est pas je crois la pièce de votre corps dont vous êtes le plus contente. J'ai reçu votre aimable lettre, vous écrivez mieux que vous ne digérez quoique vous ne soyez pas encore parvenue à une orthographe parfaite. Mais orthographiez comme il vous plaira, je ne ferai pas comme l'abbé de Dangeau qui renvoyait les lettres à sa maîtresse quand les points et les virgules y manquaient. J'ai reçu le bulletin de Dijon que mr de Florian a pris la peine de copier. La moitié des nouvelles est toujours fausse. Cependant on est curieux, et pour un louis par an on peut fort bien être trompé. Comment faut il faire pour avoir ce rogaton? Les nouvelles varient beaucoup sur la conspiration sainte du Portugal. Nous ne savons encore si nous mangerons du jésuite, ou si les jésuites nous mangeront.

Il y a des gens qui prétendent à Genève que les huguenots de France prêtent cinquante millions au roi, et qu'ils obtiennent quelques priviléges pour l'intérêt de leur argent. Mais je doute que les bons huguenots aient cinquante millions; et je souhaite que mr de Silhouette les trouve, fût ce chez les Turcs . . . .

Tronchin a fait un miracle sur Daumart; il l'a rendu boiteux, mais j'espère qu'enfin il en viendra à son honneur, et qu'au moins il lui accourcira l'autre jambe pour égaler le tout.

Le roi de Prusse m'envoie toujours plus de vers qu'il n'a de bataillons et d'escadrons. Son commerce est un peu dangereux depuis qu'il est l'allié des Anglais. Il écrit aussi hardiment qu'eux et ne nous ménage pas plus avec sa plume qu'avec ses baïonnettes. Il fait ce qu'il peut pour me rattraper. C'est un homme rare, et très bon à fréquenter de loin.

Pour votre frère du grand conseil je ne lui dis mot, quoique je ne sois point du tout parlementaire. Il me méprise parce qu'on lui a dit que je suis riche. Si j'étais pauvre il m'écrirait tous les jours. C'est un drôle de corps que votre frère. Bonsoir, ma chère nièce, faites moi écrire des nouvelles, c'est à dire des sottises, car on ne fait que cela dans Paris.

Persuadez D'Argental de faire jouer Oreste comme il est, car je n'y peux rien faire. Je suis occupé ailleurs.