Bolkenhayn, 11 avril 1759
Distinguez, je vous prie, les temps où les ouvrages ont été faits.
Les Tristes d'Ovide et l'Art d'aimer ne sont pas contemporains. Mes élégies ont leur temps marqué par l'affreuse catastrophe qui laissera un trait enfoncé dans mon cœur, autant que mes yeux seront ouverts. Les autres pièces ont été faites dans des intervalles qui se trouvent toujours, quelque vive que soit la guerre. Je me sers de toutes mes armes contre mes ennemis; je suis comme un porc-épic qui, se hérissant, se défend de toutes ses pointes. Je n'assure pas que les miennes soient bonnes; mais il faut faire usage de toutes ses facultés telles qu'elles sont, et porter des coups à ses adversaires les mieux assénés que l'on peut.
L'éloge du cordonnier a été lu avec beaucoup de bonhomie, et peu de personne y ont cherché finesse; c'est une idée folle qui m'a passé par la tête; les mânes des Fléchier et des Bossuet me donneraient les étrivières, s'ils savaient qu'un polisson s'est mêlé de leur métier. Je sais très bien que ce ne sont pas toujours des gredins qui se mêlent de la satire, mais je les traite comme le maréchal de Villeroi Louis XV, quand le jeune roi avait fait des sottises; on fessait un heiduque qu'il aimait, pour l'en punir.
Il semble qu'on ait oublié dans cette guerre-ci ce que c'est que les bons procédés et la bienséance. Les nations les plus policées font la guerre en bêtes féroces. J'ai honte de l'humanité et j'en rougis pour le siècle. Avouons la vérité; les arts et la philosophie ne se répandent que sur le petit nombre et la grosse masse, le peuple et le vulgaire de la noblesse, reste ce que la nature l'a fait, c'est à dire, de méchants animaux.
Vous vous êtes étonné que mon cordonnier n'ait rien dit des talons rouges; j'ai dans ma boutique de quoi servir tout le monde. Je vous envoie une plaisanterie grivoise faite dans le temps et qui se ressent de la licence des camps où l'auteur la composa.
Quelque réputation que vous ayez, mon cher Voltaire, ne pensez pas que les housards autrichiens connaissent votre écriture. Je vous puis assurer que jusqu'au jour présent ils se connaissent mieux en eau de vie qu'en beaux vers et en célèbres auteurs.
Nous allons commencer dans peu une campagne qui sera pour le moins aussi rude que la précédente. Le prince Ferdinand épaule bien ma droite. Dieu sait quelle en sera l'issue. Mais de quoi je puis vous assurer positivement, c'est qu'on ne m'aura pas à bon marché, et que, si je succombe, il faudra que l'ennemi se fraye par un carnage affreux le chemin à ma destruction.
Adieu; je vous souhaite tout ce qui me manque.
Federic
P. S. On dit qu'on a brûlé à Paris votre poème de la Religion naturelle, la Philosophie du bon sens, et l'Esprit, ouvrage d'Helvétius. Admirez comme l'amour propre se flatte; je tire une espèce de gloire que la même époque de la guerre que la France me fait devienne celle qu'on fait à Paris au bon sens.