1758-12-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charlotte Sophia van Aldenburg, countess of Bentinck.

J'ay bien reçu l'honneur de votre lettre d'Auxbourg ma très gracieuse dame, comme disent les allemans.
Vous êtes une femme charmante, comme disent les français. Les lorrains sont enchantez de vous, Le Roy Stanislas compte sur votre souvenir, et le jésuitte Menou sur votre conversion. Mais vous allez tout oublier auprès de Marie Terese La divine, et auprès du laborieux, du ferme, du généreux ministre qui ne veut pas absolument qu'il y ait deux Cesars en Allemagne, et que le markgrave de Brandenbourg soit un de ces deux Césars. Il y aura encor bien des fauxbourgs de brûlez, bien des femmes grosses écrasées, et des princesses évanouies, et des familles réduittes à la mendicité, et des héros à cinq sous par jour massacrez, avant que les choses soient comme elles doivent être. Le meilleur des mondes possibles de Jozeph Leibnits, est un petit enfer, et tout parait assez mal sur ce petit globe ou globule, dans le quel Pope prétend que tout est bien. J'ay mes raisons pour renoncer au sistème de L'optimisme, mais si vous êtes heureuse je pardonnerai un peu au diable qui se mêle des affaires de ce monde. Madame Denis, la martire de Francfort, et l'hermite des Délices, fait toujours comme moy mille vœux pour vous, et pour le héros de la maison du triangle et pour madame la duchesse de Carinthieà qui vous êtes si attachée.

Il n'y a guères dans cette histoire générale dont vous me parlez, d'événement plus frappant et plus singulier que ce qui se passe aujourduy en Europe. Si les jeunes gens que vous protégez veulent lire l'histoire que vous protégez aussi, j'auray l'honneur de la leur envoier. Il ne me manque que leur adresse. Peutêtre en tireront ils quelque profit, s'ils aiment mieux la peinture des mœurs qu'un fatras de dattes et de généalogies. Si Dieu prolonge encor ma vie de quelques années, je prolongerai de mon côté l'histoire des malheurs du genre humain jusqu'au moment qui finira cette horrible guerre.

J'attends paisiblement dans ma retraitte suisse la conclusion de tant d'horreurs et de tant de vicissitudes. Je sens bien que ce pays que j'ay choisi n'est pas fait pour vous. J'ay beau bâtir à Ferney une maison plus agréable que Copet, vous ne l'honorerez pas de votre présence. Il vous faut des cours, et même des cours auliques. Gagnez tous vos procez, et que le héros du triangle gagne le sien. Vous connaissez les sentiments de mon cœur, et quelle franchise vous m'inspirez. Je suis encor fort poli avec certaines gens, mais avec vous je ne suis que vrai, et rien n'est plus vray assurément que je vous suis attaché pour la vie avec le plus tendre respect.

V.