1758-09-17, de Pierre Michel Hennin à Voltaire [François Marie Arouet].

M.,

Quitter les Délices pour traverser les montagnes de Savoye, c'est passer des riches Campagnes de l'Egipte dans les déserts de Chanaan, aussi ai-je souvent tourné la tête vers cette heureuse coline où vous avez dressé votre tente.
J'ai comparé la liberté dont vous y jouissez à l'esclavage volontaire que je me suis imposé et je me suis trouvé aussi Enfant que les autres hommes. Cette idée m'alloit affliger, j'ai repris mes joujoux pour m'en distraire. J'ai examiné avec attention tous les objets qui se sont offerts successivement à mes yeux, Rochers, torrents, animaux, plantes, minéraux. J'ai suivi les diverses nuances qui joignent l'espèce humaine à celle des Brutes à mesure qu'on s'enfonce dans les contrées les moins fréquentées, et malgré la lenteur de ma marche l'ennuy ne m'a point approché.

Arrivé à St Jean de Maurienne je me suis informé de la fin de mon pauvre ami Patu. Ses hôtes m'ont dit qu'un instant aprez être descendu de sa voiture il étoit tombé en foiblesse et s'étoit endormi insensiblement du someil éternel. Le Curé était venu l'oindre sur le champ et craignoit beaucoup à ce qu'il m'a dit que ce ne fût de l'huile perdue, parce que le patient ne paroissoit pas prendre goût à la Cérémonie.

A l'ouverture de son coffre ces bonnes gens jugèrent que le mort avoit été, un homme d'esprit et ils l'enterrèrent parmi les Nobles à la Cathédrale Pour des montagnards ce trait est louable.

J'ai réfléchi M. sur l'Inscription que vous avez eu la bonté de faire pour orner la tombe de mon ami. Outre qu'elle ne parle pas de lui, il me semble qu'on ne peut guères traiter un Pays de tristes désertsà la barbe de ses habitans. Je joins icy celle que je me propose d'y faire graver si vous l'approuvez. Mon but est qu'on sçache en Savoye qu'el étoit celui dont j'ai pleuré la perte.

Vous voyez tous les jours des gens qui vous parlent du Mont Cenis comme d'un passage affreux. Je ne l'ai pas trouvé tel. Il n'est pas vrai que du sommet on découvre la France et l'Italie. Ce prétendu sommet est une vallée assez étendue enfermée de toutes parts par des montagnes fort hautes. Voilà comme les fausses relations se perpétuent.

Je me suis acquitté M. de ce dont vous m'aviez chargé pour M. le Mis de Chauvelin et je puis vous assurer qu'il y a été sensible. Il se propose de passer par Geneve à son premier voyage de Paris.

Vous ne vous attendez pas sans doute que je vous parle de Turin. Je n'y ai encore vu que l'opéra bouffon. Les paroles sont du Goldoni, et la Musique de Scarlati. Il y a deux acteurs très bons et une jolie chanteuse. C'est je vous assure une agréable ressource pour un arrivant.

J'ose vous prier M. de présenter mes respects à Vos Dames. Je suis très fâché que la nécessité m'ait rangé au nombre des êtres Ephémères qui les importunent continuellement, et je me ferai un devoir de réparer ce tort s'il m'est possible à mon retour.

Je vous supplie d'être persuadé de la sincérité des sentiments avec les quels j'ay l'honneur d'être &c.

A la mémoire
De Claude Pierre Patu Ecuyer
Avocat au Parlement de Paris

né à Paris le octobre 1729

Il eut dans un corps foible
Un cœur sensible et généreux
Un esprit vif et pénétrant.
Il cultiva la littérature et la Poésie
et ses premiers succès
Lui présageoient une grande réputation.
Estimé en Angleterre
applaudi à Rome
Chéri dans sa patrie
Il mourut à St Jean de Maurienne
dans le cours de ses voyages
le 20 Août 1757
P. M. H. son compatriote et son ami
aprèz avoir versé des pleurs sur sa tombe,
y a fait graver cette Epitaphe
le 9 sept. 1758

Je souhaite m. que ce bavardage vous déplaise, la mémoire de mon ancien ami ne pourra qu'y gagner.