1758-09-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Robert Tronchin.

Je reviens mon cher monsieur à notre petit hermitage avec deux chagrins, celuy de ne vous avoir point vu, et celuy de voir les affaires plus brouillées, et les bourses plus vides que jamais.
Il ne s'agit dans cette maladie épidémique de L'Europe que de conserver sa santé autant qu'on le peut dans son obscurité. Le naufrage parait général, il faut que chaque particulier se sauve sur sa planche.

J'apprends qu'on a voulu négocier aussi vainement entre Berne et Lyon qu'entre les puissances belligérantes. Tout le monde cherche de l'argent, et je suis aussi chargé d'en négocier. J'ay déjà fait une petite affaire assez bonne pour notre ami Labat et pour moy. Vous voulez bien luy fournir pour mon compte quatre vingt dix mille livres. Cela est un peu plus aisé à trouver que cinq cent mille livres de l'emprunt des quelles je suis chargé. On ne peut avoir une plus rude commission.

J'ay l'honneur de vous envoier cy joints quelques rafraichissements très légers de Cadix. Il y a entre autres un billet de change de 410lt15s du 22 juin 1757. Il est étrange que je l'envoye aujourdui. Il avait été oublié dans mes papiers, et je l'ay retrouvé en faisant ma revüe. Je ne sçais si vous envoyez ces lettres de change en droiture à Mr Gilli de Montaud à Paris, ou si vous les adresséz à un tiers. En tout cas, il vous sera aisé de spécifier que ce petit billet avait été oublié.

J'ay été sur le point d'acheter auprès de Nancy une très jolie terre ce qui aurait assuré à mes héritiers un fonds plus solide que des papiers sur le Roy et sur la compagnie des Indes. Le marché était très avantageux, et c'est pour cela qu'il a manqué. C'est un fort mauvais marché à ce que je vois que d'avoir àprésent des billets de lotterie, et des annuitez. Qu'en pensez vous?

On prétend que Louisbourg est pris. Je le crois quoy que je n'en aye aucune nouvelle, et quant aux bonnes nouvelles de nos armées, je ne les crois pas. Une planche, vite, une planche dans le naufrage! Vendons nos effets royaux dès que nous le pourons honnétement. Si la flotte arrivée à Cadix ne nous aporte pas quelque consolation, je n'en espère plus ny du nouvau monde, ny de l'ancien.

Adieu mon cher monsieur. Quand nous aurons donné au baron de Grandcour les 90000lt nous verrons ce qui nous reste. Votre amitié est le meilleur de mes effets.

V. t. h. et ob. servt

V…

2 septembre

J'ay laissé cette lettre sur ma table en attendant que j'eusse quelques nouvelles. Je ne vous parle pas de Louisbourg dont vous savez tous les funestes détails. Il y a actuellement à ce qu'on m'assure douze mille anglais joints au prince de Brunswik. Tout se déclare contre la France sur mer et sur terre. La nouvelle que les russes ont détruit près de Rupin un corps de six mille prussiens ne se confirme pas encore. Si elle était vraie Le Roy de Prusse serait encor plus embarassé que la France.

Vous passez vous autres Lyonais pour avoir été refusez net à Berne, au sujet d'un emprunt d'un milion, et le landgrave de Hesse passe pour avoir eu ce milion, ce que je ne crois point du tout. Bon jour mon cher correspondant.

V.