1758-06-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange quand j'allais partir pour Manheim madame du Bocage est venüe juger entre Geneve et Rome, et j'ay retardé mon voiage.
On a donné pour elle une représentation de la femme qui a raison. Elle en a été si contente qu'elle a voulu absolument vous L'apporter. J'ay obéi dès qu'elle m'a prononcé votre nom. Il est vray que nous n'espérons ny elle ny moy que cette pièce soit aussi bien jouée à Paris qu'elle l'a été à Geneve, à moins que ce ne soit Préville qui fasse le principal rôle. Vous avez un la Torilliere et un Bonneval qui sont l'antipode du comique. Je suis toujours émerveillé de la disette où vous êtes de gens à talent. Je ne sçais si la femme qui a raison vaut quelque chose, et si l'on n'est pas plus difficile à Paris qu'à Geneve. J'ignore surtout si on peut être plaisant à mon âge, c'est à vous à en décider, à donner la pièce si vous la jugez passable, et à la jetter au feu si vous la croyez mauvaise. Pour Fanime nous la jouerons encor à Lausane s'il vous plait, après quoy vous en serez le maître absolu comme vous l'êtes de l'autheur. Je vais faire un voiage dont je n'ay pu me dispenser; et le seul voiage que je voudrais faire m'est interdit. Il est triste de courir chez des princes et de ne pas voir son amy. J'ay vu enfin les sept péchez mortels de Monsieur de Chauvelin. C'est le plus aimable damné du monde. Je le remercie du huitième péché mortel qu'il veut faire en disant à qui vous savez combien je luy suis attaché etc. Je me flatte que madame d'Argental est en bonne santé. Mes respects à tous les anges. Adieu mon cher et respectable amy. Je me console toujours de mon voiage en espérant une lettre de vous à mon retour.

V.