1758-04-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

Quoy que les bords du lac de Geneve soient très beaux, on ne laisse pas d'y être malade et c'est ce qui sauve souvent à votre Altesse Sérénissime des lettres importunes de ma part.
Dieu a bien fait madame de me rendre malade sans quoy elle aurait plus de mes lettres, qu'elle n'a eu chez elle de houzards. On me flatte qu'elle est délivrée aujourdui de ces hôtes dangereux et que les dindons de ses sujets sont en sùreté. J'ignore assez ce qui se passe dans le monde, mais il se pourait faire que les visites des armées auraient baucoup coûté à vos Altesses sérénissimes. L'état de Berne a fort souvent de l'argent à plaçer si elle en avait besoin pour quelques arrangemens et qu'elle voulût dans l'occasion m'honorer de ses commandements je tâcherais de la servir d'une manière dont elle ne serait pas mécontente. Mais je présume que malgré les irruptions que son pays a essuiées, la sagesse de son gouvernement la met à l'abry des ressources que le gouvernement de France est toujours obligé de chercher. Je ne cesse d'être étonné madame que le roy de France qui n'est qu'auxiliaire dans cette guerre, et dont les trouppes ont dû vivre si longtemps aux dépends d'autrui ait pourtant emprunté trois cent milions depuis deux ans, tandis que Le Roy de Prusse qui a soutenu les efforts de la moitié de l'Europe depuis le même temps, n'a pas mis un sou d'impôts sur ses sujets. Tout ce qui s'est passé doit être compté parmi les prodiges. Gustave Adolphe fit des choses moins extraordinaires. Puissent ces grands événements ètre suivis d'une heureuse paix dont il paraît que tout le monde a grand besoin. Il y a malheureusement plus de soldats que de laboureurs. Chaque puissance a baucoup perdu sans qu'aucune ait réellement gagné, et il ne résultera de touttes ces vicissitudes que du sang répandu et des villes ruinées. Le roy de Prusse m'écrivit il y a un mois qu'il était en Silésie dans un couvent avec l'abbé de Prades. Je ne sçais où il est àprésent, mais moy madame je voudrais être à vos pieds et à ceux de votre auguste famille.

l'hermite suisse V.