1763-08-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Samuel Du Pont de Nemours.

Je vois, Monsieur, que vous embrassez deux genres un peu différens l'un de l'autre, la finance et la poësie.
Les eaux du Pactole doivent être bien étonnées de couler avec celles du Permesse. Vous m'envoiez de fort jolis vers avec des calculs de sept cent quarante milions. C'est apparemment le trésorier d'Aboulcassem qui a fait ce petit état de 740 milions, payables par chacun an. Une pareille finance ne ressemble pas mal à la poësie; c'est une très noble fiction. Il faut que l'auteur avance la somme pour achever la beauté du projet.

Vous avez très bien fait de dédier à Mr L'abbé De Voisenon vos réfléxions touchant l'argent comptant du royaume, celà me fait croire qu'il en a beaucoup. Vous ne pouviez pas mieux éguaier la matière qu'en adressant quelque chose de si sérieux à l'homme du monde le plus guai. Je vous réponds que si le Roy a autant de milions que l'abbé de Voisenon dit de bons mots, il est plus riche que les Empereurs de la Chine et des Indes. Pour moi, je ne suis qu'un pauvre laboureur. Je sers l'état en défrichant des terres, et je vous assure que j'y ai bien de la peine. En qualité d'agriculteur je vois bien des abus, je les crois inséparables de la nature humaine, et surtout de la nature française; mais à tout prendre, je crois que le bénéfice l'emporte un peu sur les charges. Je trouve les impôts très justes, quoi que très lourds, parce que dans tout païs, excépté dans celui des chimères, un état ne peut païer ses dettes qu'avec de l'argent. J'ai le plaisir de paier toujours mes vingtièmes d'avance, afin d'en être plutôt quitte.

A l'égard des Frérons et des autres canailles, je leur ai payé toujours trop tard ce que je leur devais en vers et en prose.

Pour vous, Monsieur, je vous paye avec grand plaisir le tribut d'estime et de reconnaissance que je vous dois. C'est avec ces sentiments que j'ai l'honneur d'être, Monsieur, Vôtre très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire