à Lausane 12 janvier [1758]
Votre ode est pleine de bautez mon cher confrère en Apollon et en Sabellius, Eusébius et autres graves personnages.
Je vous conseille de la mettre dans un volume de votre choix littéraire, et de faire présenter ce volume au roy de Prusse. Je me chargerais avec grand plaisir de luy envoyer votre ode, et je m'en ferais honneur. Mais vous sentez bien que je ne puis en conscience luy adresser par la poste un ouvrage où vous dites tant de mal des pauvres Français, vos compatriotes et les miens, des Autrichiens dont la cour me comble de bontez, et des Russes qui m'envoyent tant de médailles d'or. Mon paquet pourait être pris par des houzzards, et je me brouillerais tout d'un coup avec trois puissances sans être mieux avec Federic. Je n'ambitionne que de passer le reste de ma vie dans la paix et dans l'obscurité.
Jugez si un homme qui pense ainsi peut avoir la moindre part à l'article de l'enciclopédie qui fait tant de bruit dans votre ville. C'est une calomnie bien maladroite de dire que j'aye conduit la plume de M. Dalembert. Je donne un démenti formel à quiconque répand une telle imposture. Mr Dalembert n'est pas homme à se laisser conduire: il est public qu'il se chargea de cet article quand il vint dans ce pays. Il connaît Geneve baucoup mieux que moy. Je n'y vais jamais. Mes maladies me forcent de rester chez moy. Il a baucoup fréquenté tous vos ministres, et je n'ay pas l'honneur d'en connaître un seul excepté mr Vernet que j'ay vu deux ou trois fois. En un mot je n'ay vu qu'avec le public l'article Genève. On y cite une lettre de moy imprimée dit on dans le mercure galant, que je ne lis jamais, et le mot atroce dont je ne me suis jamais servi dans cette lettre. Ce n'est pas que je ne pense avec vous que la conduitte de Calvin envers Servet fut une atrocité abominable. Je l'ay dit en qualité d'historien, et tout homme qui ne sera pas un monstre, doit le penser. Mais jamais je n'ay écrit la lettre à Tiriot telle qu'on l'a imprimée dans le mercure. Jamais je n'ay lu un mot de tout ce qu'on a écrit dans d'autres mercures au sujet de cette lettre. Jamais je n'ay eu la moindre connaissance de l'article de M. Dalembert qu'avec le public. Quiconque dit le contraire, est un calomniateur. Voylà la pure vérité, et une autre vérité c'est que je ne m'embarasse point de touttes ces misères, et que je veux vivre tranquile dans des retraittes qui m'ont coûté fort cher, mais que j'abandonnerai comme une grange dès qu'on m'y fera la moindre peine.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
V.
Pouriez vous m'envoier le livre de Mr Palissot par la messagerie, ou bien le donner à mr Cathala votre voisin qui me fera l'amitié de me le faire tenir?
Le journal enciclopédique parle fort mal de ces lettres. On dit qu'elles attaquent baucoup de gens de mérite. On traitte ce livre de libelle diffamatoire. Pourquoy mr Palissot veut il se faire des ennemis? Vous devriez bien l'empêcher de prendre un parti si dangereux.
J'ay un besoin pressant de savoir si c'est Froissard ou Monstrelet ou Alain Chartier, qui dit avoir fait prêter serment aux domestiques de Charles sept en qualité d'historiografe pour savoir d'eux si Charles avait couché avec Agnes Sorel dont il laissa trois enfans; les domestiques jurèrent sur l'évangile que le Roy n'avait pris avec Agnes que des libertez honnêtes. Par quoy Alain, car je crois que cela est d'un Alain, certifie que jamais Agnes ne fit ce que vous savez avec sa majesté très crétienne. La chose presse. C'est pour un article de l'enciclopedie. Mr Roustan ne pourait il pas consulter ces trois historiens à la bibliotèque publique? M. Abausit ne pourait il pas consulter sa mémoire? Je vous demande en grâce de me déterrer ce passage. Je vous aurai une extrême obligation.