à Lausane 15 janvier [1758]
Oui sans doute, il en faut une, mon cher ami, et même il la faudrait meilleure que la vôtre, moins souillée d'une scolastique impertinente qui est l'arsenal des fripons, et plus ornée d'augustes cérémonies qui imposent aux sots.
Le sultan va tous les vendredis à la mosquée de Sophie entouré de Solaks et d'azamoglans. Mais jamais il n'y eut de sédition à Stamboul au sujet de la consubstantiabilité de Mahomet. Depuis cinq mille ans que les chinois existent en corps de peuple, la relligion simple des lettrez n'a pas soufert la moindre altération, et leurs annales ne font mention d'aucune querelle. Il n'en est pas ainsi chez vous autres misérables qui avez changé presque chaque année depuis dixsept cent cinquante sept ans, et qui êtes divisez en autant de sectes absurdes que la partie du globe où vous rampez a de provinces.
Les hommes dites vous sont pour la plus part des coquins et des bêtes. Vous ne voudriez pas les rencontrer dans un bois, et moy je ne voudrais pas les rencontrer dans un temple, après les assassinats de Jean Hus, de Dubourg, de Servet, d'Antoine, et de Barnevelt, après leurs autodafé et leurs Saints Bartelemis.
Ce sont pourtant des disputes puériles qui ont fait couler ces torrents de sang, et qui troublent encor la terre. C'est cet amas de dogmes absurdes toujours expliquez et toujours contredits, qui est encor le fléau du genre humain. Les scélérats de la populace, et les princes disent qu'il n'y a point de relligion par ce que leurs bonzes préchent une relligion ridicule. Ils ne tireraient point cette conclusion funeste, si les bonzes se contentaient de crier qu'il y a un dieu rémunateur et vangeur. Quel est l'homme qui oserait s'élever contre un dogme si naturel, si saint et si utile? Mr Dalembert a le courage de vous dire que vous aprochez de ce culte simple et divin et vous auriez la lâcheté de luy en savoir mauvais gré messieurs! et cela depeur qu'il ne vienne quatre anglais de moins par an monter de mauvais chevaux à votre académie! Et moy je vous dis qu'il en viendra davantage, puis que tout le parlement d'Angleterre pense comme vous. Le duc de Savoie viendra t'il vous assiéger parce que vous serez du sentiment de Sabellius, d'Eusebe et d'Origene? Craignez vous votre peuple? La plus saine partie embrasse votre opinion. Oui mon cher ami il se fait une révolution dans les esprits, et à Berne, à Lausane les plus éclairez disent ce que Mr Dalembert vous fait l'honneur de vous attribuer. Où est donc cette haine et ce mépris public dont vous parlez? Quelques beufs de Hollande, quelques prédicants d'un peuple qui foule aux pieds le crucifix quand il va vendre du gérofle au Japon, ne flétriront pas la réputation d'une ville de gens d'esprit et d'honnêtes gens.
Il faut partir d'où l'on est et ne se point faire d'illusion. Tout le monde sait la manière dont vous pensez à Geneve. Ce père Maire que vous avez eu la bonté de guérir, en parlait souvent. Tous vos ministres chez qui je n'ay jamais mangé, et chez qui Dalembert dinait tous les jours se sont expliquez hautement avec lui. S'ils désavouent leur croiance, c'est alors qu'ils seront couverts du mépris public, et mr Dalembert ne se taira pas dans Paris.
S'il est vray qu'on ait proposé de se plaindre au ministère de France, on a eu certainement l'idée la plus ridicule et la plus dangereuse qui pût tomber dans des têtes égarées.
Je puis vous répondre qu'un homme comme mr de Bernis ne prendra pas leur parti, et si les choses s'aigrissaient, je crois savoir de bon lieu qu'on s'élèverait contre une certaine contrebande, et un certain manège de contrefaçon qui est bien d'une autre importance pour le gouvernement de France que la profession de foy des hérétiques.
Je vous parle à cœur ouvert parce que je connais votre probité. Je vous ouvre mon cœur. Vos prêtres feront ce qu'ils voudront, mais il est de votre intérest de conserver votre crédit sur eux en les empéchant de faire des sottises. Gagnez du temps je vous en conjure. Le temps est le maître de tout.
J'aurais plus que personne Le droit de me plaindre de mr Dalembert. Il a renouvellé dans son article cette lettre écritte à Tiriot qui m'attira des libelles diffamatoires de la part de vos ministres de paix, lettre que je n'ai jamais écritte telle qu'elle a été imprimée, lettre que je désavoue, monument du mercure galant qui ne devait pas être cité dans l'enciclopédie. Mais je suis loin de me plaindre de Mr d'Alembert et même de vos prêtres qui m'ont insulté d'une manière si lâche et si odieuse. Il est vrai que je n'ay pas lu leurs libelles, et que j'ay lu l'article Geneve avec grand plaisir.
Je sçai que quelques uns de vos prêtres font courir le bruit dans les rues basses que j'ay part à l'article Geneve dans le quel je suis loué. Je ne mérite certainement pas ce ridicule. Mais vous voiez que je leur rends le bien pour le mal puisque je vous supplie d'empêcher qu'ils se déshonorent. Je ne m'ouvre qu'à vous; je me tais avec tout le monde, et je dois me flatter que rien ne troublera la tranquilité du peu de jours qui me reste à vivre.
Comptez que tant que je vivrai, vous n'aurez jamais de plus zélé partisan et d'ami plus tendrement attaché que moy.
n. b. Il y a des ministres qui disent, qui écrivent qu'à une ou deux lignes près, on ne doit que des remerciments à m r Dalembert. Pourquoy donc tout ce bruit? Nascetur ridiculus mus. Pardon, j'ay voulu vous dire une fois tout ce que j'ai sur le cœur. Je suis bien malingre, et je prends encor cet état patiemment.