1757-03-14, de Pierre Louis d'Aquin de Château-Lyon à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Je me joins un peu tard au grand nombre de personnes qui vous rendent hommage à chaque renouvellement d'année.

Mon intention n'étoit pas de me soustraire à un devoir si cher à mon cœur: je voulois laisser passer la foule de ceux qui valent mieux que moi, heureux si je vous trouve dans un moment où moins accablé de bonnes lettres, vous aurés quelque petite vuide à remplir. Peut-être alors jetterés-vous les yeux sur les foibles expressions d'un homme qui vous sera véritablement attaché tant qu'il vivra?

O ma chère patrie! ô perte irréparable!
Voltaire hélas! loin de tes bords
Charme un peuple étranger par ses divins accords.
Non tu n'entendras plus sa Lyre incomparable.
Quoi! l'aigre flageolet de quelques sots Auteurs
Te tiendra lieu de la Trompette
Qui célébra tes Rois et tes Héros vainqueurs!
Filles de l'Hélicon volés dans la Retraite
Où vôtre plus cher favori,
Loin de tout imposteur par son mérite aigri,
Coule des jours heureux dans une paix profonde.
Conservés ce grand Homme, il éclaire le monde.
Broyés-lui ses couleurs, Offrés-lui ses pinceaux,
Par de douces chansons éguaiés ses travaux;
Mais laissés à sa verve et sublime et féconde
Le soin d'animer ses Tableaux:
Pour donner aux objets et le ton et la vie
A lui seul, Apollon a prêté son génie.

Je suis bien audacieux d'envoyer des vers au Dieu de la poësie. Il convient bien à un médecin de rimer. Il faut que je guérisse. Voilà mon métier dira-t-on?

Si on étoit persuadé comme vous l'êtes, monsieur, que guérir les Hommes n'est pas chose si aisée et qu'on risque de tuer en voulant faire tout le contraire, on aimeroit encore mieux qu'un Docteur fit de mauvais vers que de belles ordonnances. D'ailleurs vous me fites si bien remarquer dans la réponse dont vous m'honorâtes en 1756 que j'étois médecin mais que vous ne vous en portiés pas mieux. Je suis pourtant à Paris et vous, monsieur, vous êtes à Geneve. Que seroit-ce donc si j'étois prêt de vous?

J'y laisse un rival d'Esculape
Qu'ici j'ai vû se signaler
Dans l'art nouveau d'innoculer:
Malgré son talent qui nous frappe,
Malgré ses éclatans succès,
Ne prenés point de ses juleps.

Molière disoit, j'ai un médecin, il m'ordonne beaucoup de choses, je n'en fais rien et je guéris. Je crois m'étre apperçu toutes les fois que j'eus l'avantage de vous voir à Paris que vous pensiés à peu près de même. Un Corps, me disiés-vous, qu'on connoit peu, des Drogues qu'on connoit mal! que faire avec cela? Je ne manquai pas en bon Elève de la faculté de prendre cette vérité pour de la pure plaisanterie.

Je vais pourtant, en vous laissant carte blanche, monsieur, vous envoyer une consultation sans savoir trop dans quel état vous vous trouvés, comme cela se pratique. Je ne touche point à votre régime et ne vous interdis point le Caffé. Hippocrate veut qu'on continue les choses d'habitude: mais pour Dieu donnés quelque relâche aux pénibles travaux qui partagent vos jours dussions-nous jouir plus lentement de vos chef d'œuvres; prenés un peu plus de dissipation, buvés de bon vin et bannissés tout chagrin; oubliés vos méprisables Ennemis, ce sont ceux de la belle nature et du vrai génie.

Que peuvent contre vous les obscures furies
Des Zoiles et des Bigots?
Que peuvent les criailleries
Des insipides cotteries
De quelques beaux Esprits si sots?
Que peut ce jeune téméraire
Qui dans les Eaux du Phlégeton
Trempant sa plume mercenaire
Ose infecter vos vers de fiel et de poison
Et par une lâche industrie
A de l'or pur ne mélant qu'un vil plomb
Offre au public votre Jeanne salie
Et nous la vend sous votre nom?
En êtes vous donc moins le plus brillant génie
Que notre France ait enfanté?
Voltaire n'êtes vous pas ce chantre si vanté,
Roi de Vers et de l'Harmonie,
Qui seul par un poëme au Parnasse dicté
De reproches honteux vengeâtes la Patrie?
Plus d'une fois en vain d'Autres l'avoient tenté.
Aujourd'hui-même encore un effort inutile
Prouve que dans la France on n'aura qu'un Virgile.
L'Aigle du souverain des Dieux
Doit laisser croupir dans la fange
Un tas de Corbeaux envieux.
Dans son vol qui le porte aux Cieux,
Trop élevé pour qu'il s'en venge,
Un oisillon disparoit à ses yeux.

Me voilà encore rimeur, mais je reprends vite mon chaperon de médecin pour vous compter plus gravement quelques circonstances de ma vie. La plus favorable sans doute pour moi se passa le jour où j'eus l'honneur de vous saluer pour la première fois

En manteau court, en perruque tapée.

J'étois alors, monsieur l'Abbé. Vous eûtes l'indulgence de me donner votre petite édition de Geneve, elle me servit de bréviaire.

Je le disois dévotement,
Je méditois sur chaque Phrase
Et j'entrois ordinairement
A chaque oraison en extase.
Peu semblable à celui de nos riches Prélats
Dont l'élégante couverture
Conserve toujours sa dorure
A force de ne servir pas,
Pour avoir trop tourné mes feuillets tour à tour
Mon cher Bréviaire usé se trouve tout à jour.

Mon embarras n'est point de savoir à qui m'adresser pour en avoir un autre, mais c'est de l'obtenir. Je suis trop dévot pour étre effrayé par dix sept volumes.

Je suis avec un très profond respect

Monsieur

Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur

d'Aquin